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LES MORTS BIZARRES

étrange situation, sans s’habituer non plus à la sombre atmosphère qui l’entourait, n’ayant pas la présence d’esprit nécessaire pour aviser à quelque chose, ni même pour crier.

Il allongeait donc les bras régulièrement, lentement, faisant machinalement de longues brasses, quand il sentit sous ses doigts un paquet humide et en même temps soyeux. Il retira vivement la main, puis instinctivement la reporta en avant. C’était une chevelure.

Il amena près de lui cet objet presque sans effort, à cause de l’eau dans laquelle cela baignait, mais en sentant parfaitement qu’il y avait sous ces cheveux un poids résistant. C’était un corps.

Tout en nageant, il posa le corps sur son épaule, la tête hors de l’eau. Évidemment c’était Marius ; mais il était ou mort ou évanoui.

— Ah ! malheur ! exclama Jean Pioux. Si seulement j’avais pied, je pourrais tâcher de le ranimer. Il est noyé le pauvre vieux ! Voilà ma jambe qui s’engourdit encore ; ma crampe va me reprendre.

Et il pensait : Oh ! cela n’en finit pas, ce fleuve souterrain ! Où donc y a-t-il un bord ? Ce n’est pas un fleuve, c’est un lac. Ça ne peut pourtant pas durer toujours ! Oh ! j’irai jusqu’au bout, je me laisserai couler avec lui plutôt que de le lâcher.

Et il allait toujours, épuisé, hors d’haleine, nageant vite maintenant, pour arriver plus tôt, et se raidissant contre ses muscles tordus. Il tâchait de couper transversalement le courant, et pensait qu’ainsi il trouve-