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nivôse

C’est là que notre amour a fleuri comme un lis.
Et j’ai connu tous les écœurements infâmes
Qui fatiguent les corps et qui froissent les âmes :
Les rendez-vous donnés au coin des carrefours ;
Les nuits tristes parmi des gens gais ; et les jours
Où l’on voit son bonheur foulé par la cohue
Comme un oiseau blessé qui crève dans la rue ;
Et les désirs meurtris d’un contre-temps mortel
Qui cherchent pour refuge une chambre d’hôtel ;
Et les soupirs noyés dans les clameurs banales
Des affaires, des vains plaisirs, des bacchanales ;
Et les aveux furtifs que l’on est obligé,
Parce qu’on se sent vu, de faire en abrégé ;
Et les quarts de baiser, les moitiés de caresse
Qu’on arrache en cachette, en voleur, qu’on s’empresse
De ravir n’importe où, sitôt qu’on est à deux ;
J’ai connu les rideaux du fiacre hasardeux.
Et, malgré tout cela, notre amour fut sincère.
Cette fleur sans soleil, fleur du mal, fleur de serre,
A senti cependant là sève enfler ses nœuds ;
Et dans ce terreau noir, boueux et vénéneux,
Elle a solidement enfoncé ses racines ;
Et dans cette atmosphère aux senteurs assassines
Elle a puisé du suc pour ses corolles d’or
Et versé son parfum qui me parfume encor.
Ô Paris, cher Paris, qu’ai-je dit tout à l’heure ?
J’ai voulu t’insulter. Et voilà que je pleure
En songeant au bonheur par nous abandonné ;
Et c’est toi, c’est toi seul qui nous l’avais donné.
C’est chez toi que ma soif d’aimer fut assouvie.