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la mer

Un jour, enfin, il n’y put tenir davantage.
Il avait quatorze ans. Les autres, à cet âge,
Étaient mousses à bord et naviguaient déjà.
La vieille allait mourir. Cela l’encouragea.
Il comprit qu’il n’aurait jamais l’âme assez forte
Pour tenir son serment, la grand’mère étant morte.
Et qu’il serait parjure, et qu’il valait bien mieux
Lui confier la chose en lui fermant les yeux.
Qui donc de ce serment que trahirait son zèle
Pouvait le relever, si ce n’était pas elle ?
Il le fallait. Alors, simple et grave, il parla.
L’ancienne eut un sursaut en entendant cela.
— Qui ? Toi, partir ? Voyons, tu deviens fou, j’espère !
T’embarquer, toi ? — Mais lui : — Je suis fils de mon père
Où les miens sont allés je dois aller aussi.
— Ah ! la gueuse, fit-elle, elle a donc réussi !
Elle me prendra donc toute ma poussinière,
Tout mon sang goutte à goutte et jusqu’à la dernière !
— Grand’mère, écoutez bien. Je mourrai sûrement
S’il me faut vivre à terre et tenir mon serment. —
Et comme elle pleurait, il lui dit à l’oreille :
— Ôtez-moi mon serment. — Jamais chose pareille,
Jamais ! Moi, l’envoyer moi-même où trépassa
Ton père ! Non, jamais ! Ne demande pas ça !
— Je serai donc parjure. — Oh ! non, non ! Je préfère…
La salope, pourtant, ce qu’elle leur fait faire !
C’est bon ! soit ! Ne tiens pas ton serment. Tu mourras
Comme les autres, sur son ventre et dans ses bras.
Tous, tous, vous y passez, et vous crevez sur elle.
— Eh ben ! quoi, reprit-il, c’est la mort naturelle. —