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la mer

Si j’avais fait au moins un congé sur la flotte !
Mais non ! — Comment sais-tu la langue matelote
Alors, et de quel droit prends-tu ces airs nouveaux,
N’ayant jamais foulé que le plancher des veaux ?
— Pardon, j’ai mis le pied sur le plancher des vagues,
Et non comme ceux-là, piteux, aux regards vagues,
Qu’on volt déboutonner leur col dans un hoquet,
Réclamer d’une voix mourante le baquet,
Et tomber dans tes bras, ô steward qui déplores
Ton frac fleuri soudain d’ordres multicolores.
Non, moi, j’ai navigué pour de vrai, pour de bon,
À la voile, mes gas, et non pas au charbon,
À bord de caboteurs, de pêcheurs, en novice
Qui mange à la gamelle et qui fait son service.
J’ai connu les fayots, la manœuvre, le grain,
Tout ce qui donne un cœur solide, un pied marin.
J’ai connu les ohisse ! en halant la poulie,
Et le flot en douceur et le flot en folie.
Et les contes contés à la poulaine, en tas
Autour de quelque ancien, négrier, pelletas,
N’importe, mais ayant cinquante ans de marée.
J’ai connu les paquets, la barre débarrée,
Et ce sinistre cri : Pare ! un homme à la mer !
J’ai connu naviguer, son doux et son amer,
La caresse et les coups des brises dans les toiles,
Et les grands quarts de nuit tout seul sous les étoiles.
Puis c’était le retour, le débardage à quai.
Comme les frères, j’ai sué, sacré, chiqué,
En portant des ballots et des cages à poules,
Le dos sale et meurtri, les mains pleines d’ampoules,