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nous autres gueux

Oh ! je ne savais pas alors à quel poète
J’écrivais. Les trésors enfouis dans ta tête,
Ta science profonde à faire peur aux vieux,
Les astres inconnus qui roulaient dans tes yeux,
L’éclair de ta pensée illuminant un monde,
Étaient un océan ignoré de ma sonde.
Je te prenais pour un de nous, tout simplement.
Mais depuis, ton soleil emplit mon firmament.
Et je vis sur ton front flamboyer le génie.

Hélas ! tu nous quittas, ton œuvre non finie.
Accablé sous le poids trop lourd de ton cerveau,
Tu mourus, emportant tout un secret nouveau.
Qui sait les horizons aux lueurs immortelles
Où t’aurait enlevé l’essor de tes deux ailes ?
Car tu connaissais tout, ayant tout embrassé,
Et pour toi l’avenir s’éclairait du passé.
Tu t’étais abreuvé chez les auteurs antiques,
Sages et fous, païens et chrétiens, et mystiques,
Et chez ceux de la France et ceux de l’étranger,
Et tout cela chez toi venait se mélanger,
Ainsi que des torrents tombant dans quelque Averne,
Dans le lac insondable où bout l’esprit moderne.
Ô la modernité ! (pour prendre un de tes mots)
Comme tu la savais, avec ses biens, ses maux !
À pleins poumons saignants comme tu l’as humée !
Tu l’aimais, ton Paris, charogne parfumée,
Pleine tout à la fois d’essences et de vers ;
Pourriture aux odeurs subtiles, aux tons verts,
Où poussent les poisons mêlés avec les roses,