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gueux de paris

Ô vieil habit, relique orde des temps anciens,
Te rappellerais-tu toi-même d’où tu viens ?

À coup sûr, ce n’est pas de cette maison neuve
Qui vend pour vingt-neuf francs des complets à l’épreuve,
Qui par les voix de la réclame a convoqué
La basse gomme, et qui n’est pas au coin du quai.
Non, non, vieil habit, toi dont la coupe est austère,
Tu n’eus pas pour berceau ce banal phalanstère
Qui fait sur l’acheteur planer comme un condor
Dans une écharpe rouge un grand calicot d’or.
Non, tu viens du bon temps où le tailleur sincère,
Tirant le fil, soignant le nœud sage qui serre,
Ignorant la machine à coudre et les tramés
Laine et coton, faisait des pantalons aimés,
Et lui-même cousait jusqu’aux ourlets futiles,
Et repliait sous lui ses jambes inutiles.

Ah ! je voudrais les voir nos habits nouveaux-nés,
Faits sur mesure en vingt-quatre heures, façonnés
Sans âme, comme on fait la cuisine à prix fixe,
Eux dont l’étoffe est brève et l’affiche prolixe,
Oui, je voudrais les voir souffrir ainsi que toi,
Vivre en plein air au dos d’un vagabond sans toi,
Avoir des entretiens avec la belle étoile,
Des souffles de l’hiver s’enfler comme une voile,
Se soûler de printemps mouillé, d’été cuisant,
Je voudrais les y voir, nos habits d’à présent,
Les voir durer le temps qu’on a mis à les faire,
Et se fondre, noyés dans ce bain d’atmosphère !