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gueux de paris


De son poignet brutal étrangle votre somme,
Et, parmi les badauds dont une meute accourt,
Vous traîne par le col en criant comme un sourd :
« Il faut dormir chez soi quand on est soûl, crapule. »
Et ce gros propre à rien vous flanque sans scrupule
À la porte, et la foule en riant dit merci.

Toi donc qui veux dormir sans gêne et sans souci,
La face vers le ciel et le dos sur la terre,
Tu vas dans un terrain vague, bien solitaire.
Pas de cris. Pas de bruit. Pas de bonne d’enfant.
Pas de gardien. Personne ici ne te défend
De donner à ton corps, qui souffre, un peu de fête,
Et tu peux à ton gré dormir comme une bête.
Des bêtes, en effet, chats morts ou chiens galeux,
Sont tes seuls compagnons, ô coucheur scandaleux
Qui pour buen retiro prends cette place immonde
Où gisent les débris honteux de tout le monde.
Que t’importe ? Les pieds fourbus, les membres las,
Tu ne sens nul dégoût d’avoir pour matelas
La cuvette où vomit la cité colossale.
Un lit est toujours doux, même quand il est sale.
Au beau milieu du champ, tu choisis un bon creux,
Où les tessons pointus soient un peu moins nombreux,
Où le sol n’ait pas trop de durillons, où l’herbe
Ne prenne pas un air absolument imberbe.
Tu t’estimes veinard, fadé d’un chouette écot,
Si quelque pissenlit, quelque coquelicot,
Avec son pompon jaune ou bien sa rouge crête
Fait un mouchetis d’ombre au dessus de ta tête.