Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/98

Cette page n’a pas encore été corrigée

Une fille est-elle donc dégradée par l’épreuve, lorsqu’elle y résiste ? Je suis bien aise que tu te fasse un reproche de ne pas travailler à la conversion des pauvres misérables qui ont été ruinés par d’autres que toi. Ne crains pas les récriminations auxquelles tu pourrais t’attendre, lorsque tu te vantes de n’avoir jamais ruiné les mœurs d’une jeune créature que tu aies cru capable de demeurer sage. Ta consolation me paraît celle d’un hottentot qui aime mieux exercer sa gloutonnerie sur de sales restes, que de réformer son goût. Mais, dis-moi, Belford, aurais-tu respecté une fille telle que mon bouton de rose, si mon exemple ne t’avait pas piqué d’honneur ? Et ce n’est pas la seule fille que j’aie épargnée. Lorsqu’on a reconnu mon pouvoir, qui est plus généreux que ton ami ? " c’est la résistance qui enflamme les désirs, et qui aiguise les traits de l’amour. Il est désarmé, lorsqu’il n’a rien à vaincre : il languit, il perd le soin de plaire. " les femmes ne l’ignorent pas plus que les hommes. Elles aiment de la vivacité dans les soins qu’on leur rend. De-là vient, pour le dire en passant, que l’amant vif, empressé, est si souvent préféré au froid mari. Cependant le beau sexe ne considère pas que c’est la variété et la nouveauté qui donne cette ardeur ; et que, si le libertin était aussi accoutumé que le mari à leurs faveurs, elles ne lui seraient pas moins indifférentes. Que les belles prennent cette leçon de moi : l’art de plaire consiste, pour une femme, à paraître toujours nouvelle. Revenons. Si ma conduite ne te paraît pas assez justifiée par cette lettre et par les dernières, je te renvoie à celle du 13 d’avril. Je te supplie, Belford, de ne me pas mettre dans la nécessité de te répéter si souvent les mêmes choses. Je me flatte que tu relis plus d’une fois ce que je t’écris. Tu me fais assez bien ta cour, lorsque tu parais craindre mon ressentiment, jusqu’à ne pouvoir être tranquille si je laisse passer un jour sans t’écrire. C’est ta conscience, je le vois clairement, qui te reproche d’avoir mérité ma disgrâce ; et si elle t’en a convaincu, peut-être empêchera-t-elle que tu ne retombes dans la même faute. Tu feras bien d’en tirer ce fruit ; sans quoi, prends garde que, sachant à présent comment je puis te punir, je ne le fasse quelquefois par mon silence ; quoique je prenne autant de plaisir à t’écrire sur ce charmant sujet, que tu peux en prendre à me lire. Marque à milord que tu m’as écrit ; mais garde-toi de lui envoyer la copie de ta lettre. Quoiqu’elle ne contienne qu’un tas de raisonnemens mal digérés, il pourrait croire qu’elle n’est pas sans force. Les plus pauvres argumens nous paroissent invincibles, lorsqu’ils favorisent nos désirs. Le stupide pair s’imagine peu que sa nièce future soit rebelle à l’amour. Il est persuadé au contraire, et tout l’univers pense comme lui, qu’elle s’est engagée volontairement sous mon étendard. Qu’en arrivera-t-il ? Que je serai blâmé, et qu’on la plaindra, s’il arrive quelque chose de mal. Mais, puisque milord paraît avoir ce mariage à cœur, j’ai déja pris le parti de lui écrire, pour lui apprendre " qu’une malheureuse prévention inspire à ma belle des défiances qui ne sont pas trop généreuses ; qu’elle regrette son père et sa mère, et que son penchant la porterait plutôt à retourner au château d’Harlove qu’à se marier ; qu’elle appréhende même que la