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M Lovelace, à M Belford.

vendredi au soir, 19 de mai. Lorsque je me suis ouvert si librement avec toi, et que je t’ai déclaré que ma principale vue est uniquement de mettre la vertu à l’épreuve, sur ce fondement, que si la vertu est solide, elle n’a rien à redouter, et que le mariage sera sa récompense, du moins si je ne puis parvenir à lui faire goûter une vie plus libre, qui serait, à la vérité, le charme de mon cœur ; je suis étonné de te voir revenir sans cesse à tes ridicules propos. Je pense, comme toi, que dans quelque tems, lorsque je serai devenu plus sage, je conclurai " qu’il n’y a que vanité, folie, extravagance, dans nos systêmes libertins. Mais à quoi cela revient-il, si ce n’est à dire qu’il faut d’abord être plus sage ? " mon dessein n’est pas, comme tu parais le craindre, de laisser échapper de mes mains cette incomparable fille . Es-tu capable de dire à sa louange la moitié de ce que j’ai dit, et de ce que je ne cesse de dire et d’écrire ? Son tyran de père l’a chargée de sa malédiction, parce qu’elle l’a privée du pouvoir de lui faire accepter malgré elle un homme qu’elle déteste. Tu sais que, de ce côté-là, le mérite qu’elle s’est fait dans mon cœur est des plus médiocres. Que son père soit un tyran, est-ce une raison pour moi de ne pas mettre à l’épreuve une vertu que j’ai dessein de récompenser ? Pourquoi, je te prie, ces réflexions éternelles sur une si excellente fille, comme s’il te paroissait certain qu’elle doit succomber à l’épreuve ? Tu me répètes, dans toutes tes lettres, que, resserrée comme elle est dans mes filets, sa chûte est infaillible ; et c’est sa vertu, néanmoins, que tu fais servir de prétexte à tes inquiétudes. Tu me nommes l’ instrument du vil James Harlove ! Que je suis tenté de te maudire ! Oui, oui, je suis l’instrument de cet odieux frère, de cette sœur jalouse : mais sois attentif au spectacle, et tu verras quel sera le sort de l’un et de l’autre. N’allegue pas contre moi une sensibilité que j’ai reconnue ; une sensibilité qui te jette en contradiction, lorsque tu reproches ensuite à ton ami d’avoir un cœur de diamant ; enfin, une sensibilité que tu ne connaîtrais guère, si je ne te l’avais communiquée. ruiner tant de vertu ! m’oses-tu dire. Insupportable monotonie ! Et puis, tu as le front d’ajouter " que la vertu la plus pure peut être ruinée par ceux qui n’ont aucun égard pour l’honneur, et qui se font un jeu des sermens les plus solemnels ". Quel serait, à ton avis, la vertu qui pourrait être ruinée sans sermens ? Le monde n’est-il pas plein de ces douces tromperies ; et depuis un grand nombre de siècles, les sermens de l’amour ne passent-ils pas pour un badinage ? D’ailleurs, les précautions contre la perfidie de notre sexe ne font-elles pas une partie nécessaire de l’éducation des femmes ? Mon dessein est de me vaincre moi-même ; mais je veux tenter auparavant de vaincre la belle Clarisse. Ne t’ai-je pas dit que l’honneur de son sexe est intéressé dans cette épreuve ? lorsque tu trouveras dans une femme la moitié seulement de ses perfections, tu te marieras. à la bonne heure. Marie-toi, Belford.