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correspondance est à couvert. Cependant par les mêmes raisons que je vous ai représentées, et qui regardent votre réputation, je ne puis souhaiter que vous le quittiez, aussi long-temps qu’il ne vous donnera pas sujet de soupçonner son honneur. Mais je juge que votre cœur serait plus tranquille, si vous pouviez compter sur une retraite dans le cas de la nécessité. Je répète encore une fois que je n’ai pas la moindre notion qu’il puisse ou qu’il ose former le dessein de vous outrager. Mais il en faut donc conclure que c’est un fou, ma chère, voilà tout. Puisque le sort néanmoins vous jette entre les mains d’un fou, soyez la femme d’un fou à la première occasion ; et quoique je ne doute point qu’il ne soit le plus difficile des fous à gouverner, comme sont tous les fous qui ont de l’esprit et de la vanité, prenez-le comme un châtiment, puisque vous ne sauriez le prendre comme une récompense ; en un mot, comme un mari que le ciel vous donne pour vous convaincre qu’il n’y a dans cette vie que des imperfections. Mon impatience sera extrême jusqu’à l’arrivée de votre première lettre.



M Belford, à M Lovelace.

mercredi, 17 mai. L’amitié ne me permet pas de vous cacher ce qui vous intéresse autant que la lettre que je vous communique. Vous y verrez ce qu’on appréhende de vous, ce qu’on souhaite de vous, et combien tous vos proches ont à cœur que vous teniez une conduite honorable à l’égard de Miss Clarisse Harlove. Ils me font l’honneur de m’attribuer sur vous un peu d’influence. Je souhaiterais de toute mon ame d’en avoir autant qu’ils le croient dans cette occasion. Qu’il me soit permis, Lovelace, de t’exhorter encore une fois, avant qu’il soit trop tard, avant que la mortelle offense soit commise, à faire de sérieuses réflexions sur les grâces et le mérite de ta dame. Puissent tes fréquens remords en produire un solide ! Puissent ton orgueil et la légéreté de ton cœur ne pas ruiner les plus belles espérances ! Par ma foi ! Lovelace, il n’y a que vanité, illusion et sottise dans tous nos systêmes de libertinage. Nous deviendrons plus sages en vieillissant. Nous jetterons les yeux en arrière sur nos folles idées présentes, et nous nous mépriserons nous-mêmes, après avoir perdu notre jeunesse, lorsque nous nous rappellerons les engagemens honorables que nous aurions pu former ; toi, particuliérement, si tu laisses échapper l’occasion de t’assurer une femme incomparable, pure depuis le berceau, noblement uniforme dans ses actions et dans ses sentimens, constante dans son respect mal récompensé pour le plus déraisonnable des pères. Quelle femme, pour l’heureux homme qui lui fera prendre ce titre ? Considère aussi ce qu’elle souffre pour toi. Actuellement, tandis que tu inventes des systêmes pour sa ruine, du moins dans le sens qu’elle attache à ce terme, ne gémit-elle pas sous la malédiction d’un père, qu’elle ne s’est attirée qu’à l’occasion et pour l’amour de toi ? Voudrais-tu donner sa force et son effet à cette malédiction ? Et de quoi se flatte ici ton orgueil ? Toi, qui t’imagines follement que