Quelle est donc, ma chère, cette fatale partie de mes disgrâces que vous ne voulez jamais me révéler ? ô Lovelace ! Que ne te présentes-tu devant moi, tandis que j’ai cette noire perspective sous les yeux ? C’est à ce moment que, si tu pouvais pénétrer dans mon cœur, tu verrais une affliction digne de ton barbare triomphe. L’accablement de mon ame m’a forcée de quitter la plume. Vous dites donc que vous avez fait l’essai du crédit de Madame Norton sur ma mère ? Ce qui est fait est fait. Cependant je souhaiterais que, sur un point si important, vous n’eussiez rien entrepris sans m’avoir consultée. Pardon, ma chère ; mais cette noble et généreuse amitié dont vous m’assurez avec une chaleur si extraordinaire, et dans des termes si obligeans, me cause autant de crainte que d’admiration par son ardeur. Revenons à l’opinion où vous êtes, que je ne puis me dispenser de me donner à lui ; et que, soit qu’il y consente ou non, mon propre honneur ne me permet plus de le quitter. Il faut donc que je tire parti d’une situation si désespérée. Ce matin il est sorti de fort bonne heure, après m’avoir fait dire qu’il ne reviendrait pas dîner ; à moins que je ne lui fisse l’honneur de le recevoir à dîner avec moi. Je m’en suis excusée. Cet homme, dont la colère est à présent d’une si haute importance pour moi, n’a pas été content de ma réponse. Comme il s’attend, aussi bien que moi, que je recevrai aujourd’hui de vos nouvelles, je m’imagine que son absence ne sera pas longue. Apparemment qu’à son retour il prendra un air grave, imposant, un air d’autorité, si vous voulez. Et moi, ne dois-je pas prendre alors un air humble, un air soumis, et m’efforcer, par des apparences respectueuses, de m’insinuer dans ses bonnes grâces, lui demander pardon, sinon de bouche, du moins en baissant les yeux, d’avoir eu l’injustice de le tenir éloigné ? Je n’y dois pas manquer sans doute. Mais il faut que j’essaie auparavant si ce rôle me sied. Vous m’avez raillée souvent de l’excès de ma douceur. Eh bien, il faut essayer de me rendre encore plus douce. N’est-ce pas votre avis ?… ô ma chère… mais je vais me tenir assise, les mains croisées devant moi, résignée à tout, car je l’entends revenir… ou plutôt, irai-je simplement au-devant de lui, et lui adresserai-je ma harangue dans les termes que vous m’avez prescrits ? Il est rentré, il me l’a fait dire en demandant à me voir. Dorcas raconte que tous ses mouvemens respirent l’impatience. Mais il m’est impossible, oui, impossible de lui parler. Lundi au soir. La lecture de votre lettre, et mes douloureuses réflexions m’ont rendue incapable de le voir. La première question qu’il a faite à Dorcas a été, si j’avais reçu quelque lettre depuis qu’il était sorti. Elle lui a répondu que j’en avais reçu une ; que je n’avais pas cessé de pleurer depuis, et que j’étais encore à jeûn. Il l’a fait remonter aussi-tôt pour me demander une entrevue avec de nouvelles instances. J’ai répondu que je n’étais pas bien ; que demain au matin je le verrais d’aussi bonne heure qu’il le souhaiteroit. Ce ton n’est-il pas humble ? Ne vous le paroît-il pas assez, ma chère ?
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