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dont toute la maison, néanmoins, tirait de si grands avantages. Nos autres enfans, quoiqu’ils aient toujours été d’un fort bon caractère, avoient peut-être raison de se croire un peu négligés. Mais ils rendaient tant de justice à la supériorité de leur sœur, que, reconnaissant l’honneur qu’elle faisait à la famille, ils n’étoient pas capables de la regarder d’un œil d’envie. Entre des frères et des sœurs, une différence de cette nature n’excite que l’émulation. Clary, vous le savez, chère Norton, donnait du lustre à toute la famille. à présent, qu’elle nous a quittés, hélas ! Quittés avec tant de confusion pour tous ses proches, nous sommes dépouillés de notre véritable ornement ; nous ne sommes plus qu’une famille ordinaire. Vanterai-je ses talens, sa voix, son habileté dans la musique et la peinture, l’excellence de son aiguille, cette élégance dans la manière de se mettre, qui faisait dire à toutes les dames du voisinage qu’elles n’avoient pas besoin des modes de Londres, et que le goût naturel de Clarisse Harlove était fort au-dessus des recherches de l’art ; son air aisé et tous les charmes de sa figure, ses profondes lectures, dont le fruit, augmenté par ses réflexions, ne changeait rien à ses manières ouvertes, et ne diminuait pas son modeste enjouement ? ô ma chère Norton ! Quel délicieux enfant avois-je autrefois dans ma Clarisse ! Je ne dis rien que vous ne sachiez comme moi, comme tout le monde, et même encore mieux ; car une partie de ses perfections venait de vous ; et vous lui aviez donné, avec le lait, ce qu’on ne pouvait attendre de toute autre nourrice. Et croyez-vous, ma digne femme, croyez-vous que la chûte volontaire d’un enfant si précieux puisse jamais être pardonnée ? Peut-elle croire elle-même que l’abus de tant de talens qui lui ont été confiés par le ciel, ne mérite pas le plus sévère châtiment ? Sa faute est une faute préméditée, où l’artifice et la ruse ont joué les premiers rôles. Elle a trompé l’attente de tout le monde. C’est une tache pour tout son sexe, comme pour la famille dont elle est sortie. Quelqu’un se serait-il jamais imaginé qu’une jeune personne de son caractère, qui avait sauvé sa trop vive amie du danger d’épouser un libertin, prendrait la fuite elle-même avec le plus infame et le plus renommé de tous les débauchés ; avec un homme dont elle connaissait les mœurs pires mille fois que celles de l’homme dont elle avait sauvé son amie ; avec un homme qui a presque ôté la vie à son frère, et qui n’a pas cessé un moment de braver toute notre famille ? Pensez-y pour moi, ma bonne Norton ; jugez quel doit être le malheur de ma vie, en qualité de femme et de mère. Que de jours d’affliction ! Que de nuits passées dans l’insomnie ! Obligée néanmoins d’étouffer la douleur qui me ronge, pour adoucir des esprits violents, et pour arrêter de nouveaux désastres. ô cruelle, cruelle fille ! Avoir si bien connu ce qu’elle faisait ! Avoir été capable d’en prévoir toutes les conséquences ! Elle que nous aurions cru disposée à souffrir la mort, plutôt que de consentir à sa honte ! Sa prudence, si long-temps éprouvée, ne lui laisse aucune excuse. Comment pourrais-je donc entreprendre de plaider pour elle, quand l’indulgence maternelle me porterait moi-même à lui pardonner ? D’ailleurs, toute l’humiliation que nous avions à craindre de cette disgrâce n’est-