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des cœurs de tous vos proches ; de s’y établir peut-être, et d’en régler tous les mouvemens sur ceux du séducteur, pour vous irriter, vous exciter, vous pousser à la fatale entrevue. Ainsi, tout examiné, il semble, comme je l’ai dit souvent, qu’il y ait une sorte de destin dans votre erreur, si c’en est une ; et qu’elle n’ait peut-être été permise que pour donner par vos souffrances, un exemple plus utile que vous ne l’eussiez donné dans une vie plus paisible ; car l’ adversité , ma chère, est votre saison brillante , et je vois évidemment qu’elle vous fera dévoiler des grâces et des beautés qu’on n’aurait jamais aperçues dans ce cours de prospérités qui vous ont accompagnée depuis le berceau, quoiqu’elles vous convinssent admirablement, et que tout le monde vous en ait jugée digne. Le malheur est que cette épreuve sera nécessairement douloureuse ; elle le sera pour vous ; ma chère, pour moi, et pour tous ceux qui, vous aimant comme je fais, ne voyaient en vous qu’un parfait modèle de toutes les vertus, un objet d’admiration contre lequel il est étonnant que l’envie ait osé lancer ses traits. Que toutes ces réflexions aient pour vous le poids qu’elles méritent. Alors, comme les imaginations ardentes ne sont pas sans un mêlange d’enthousiasme, votre Anne Howe, qui croit remarquer, en lisant sa lettre, plus d’élévation qu’à l’ordinaire dans son style, se flattera d’avoir été comme inspirée pour la consolation d’une amie souffrante, qui, dans l’abattement de ses forces, et dans le nuage de sa tristesse, ne pénètre pas les ténèbres qui lui cachent l’aurore d’un plus beau jour.



Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi, 12 mai. Je dois me taire, ma noble amie, en recevant des louanges qui me font sentir vivement combien j’en suis indigne ; quoiqu’en même-tems votre généreuse intention ait la force de relever mon courage. Il est si doux de se voir estimé des personnes qu’on aime, et de trouver des ames capables de porter l’amitié au-delà des disgrâces humaines, des évènemens et même des liens du sang. Quelque tems, ma chère, qu’on doive nommer ma saison brillante , l’adversité d’une amie est la vôtre. Je ne sais s’il m’est permis de regretter mes afflictions, lorsqu’elles vous donnent occasion d’exercer si glorieusement des qualités qui non-seulement anoblissent notre sexe, mais qui élèvent la dignité de la nature humaine. Souffrez que je passe à des sujets moins agréables. Je suis fâchée que vous ayez sujet de croire que les projets de Singleton subsistent encore. Mais qui sait ce que le matelot avait à proposer ? Cependant, si l’on avait eu quelque vue favorable, il n’y a pas d’apparence qu’on eût employé cette voie. Soyez sûre, ma chère, qu’il n’y a aucun danger pour vos lettres. J’ai pris occasion de l’entreprise hardie de M Lovelace, comme je vous ai marqué que je me le proposais, pour le tenir éloigné depuis ; dans la vue d’attendre ce que j’ai à me promettre de mon oncle, et de me conserver la liberté d’embrasser les ouvertures favorables que je ne cesse pas d’espérer.