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n’ont pas d’autre moyen pour se purger, que d’en rejeter sur vous tout le blâme. Cependant je prévois que les tristes réflexions qui sortent trop souvent de votre plume, se mêleront toujours à vos plaisirs, quand vous deviendriez la femme de Lovelace, et quand vous y trouveriez le meilleur de tous les maris. Vous êtiez extraordinairement heureuse avant de l’avoir connu, heureuse au-delà des bornes de la condition humaine. Tout le monde avait pour vous une espèce d’adoration. L’envie même, qu’on a vu lever dans ces derniers tems, sa tête venimeuse contre vous, était forcée au silence, à l’admiration, par la supériorité de votre mérite. Vous étiez l’ame de toutes les compagnies où vous paroissiez. J’ai vu des personnes d’un autre âge que vous, refuser de donner leur avis sur un sujet avant que vous eussiez expliqué le vôtre ; souvent, pour s’épargner la mortification de se rétracter après vous avoir entendue. Cependant, avec tous ses avantages, la douceur de vos manières, votre modestie, votre affabilité, rendaient la déférence que tout le monde avait pour vos sentimens et pour votre supériorité également prompte et sincère. On voyait sensiblement que vous n’étiez pas tentée de vous en faire un triomphe. Vous aviez, sur tous les points où vous l’emportiez, quelque chose d’agréable à dire, qui rassurait le cœur de ceux à qui vous aviez fermé la bouche, et qui laissait chacun satisfait de soi-même en vous cédant la palme. Si l’on parlait de beaux ouvrages, c’étoient les vôtres qu’on citait, ou qu’on montrait pour exemples. On n’a jamais nommé de jeunes personnes qu’après vous, pour la diligence, l’économie, les connaissances, le style, le langage, le goût et l’exercice des beaux arts ; et pour les grâces même, plus enviées, de la figure et de l’ajustement, dans lesquelles on vous reconnaissait une élégance et des agrémens inimitables. Les pauvres vous bénissaient à chaque pas que vous faisiez, les riches vous regardaient comme leur gloire, et faisaient vanité de n’être pas obligés de descendre de leur classe, pour donner un exemple qui leur fît honneur. Quoique tous les désirs des hommes fussent tournés vers vous, quoique leurs yeux ne cherchassent que vous, il n’y en a pas un de ceux qu’on vous a présentés, qui, s’il n’eût été encouragé par des vues sordides, eût osé porter ses espérances et ses prétentions jusqu’à vous. Dans une situation si fortunée, et faisant le bonheur de tout ce qui avait quelque rapport à votre sphère, pouviez-vous croire qu’il ne vous arriverait rien qui fût capable de vous convaincre que vous n’étiez pas dispensée du sort commun ; que vous n’étiez pas absolument parfaite, et que vous ne deviez pas vous attendre à passer au travers de cette vie sans épreuve, sans tentations et sans infortunes ? Il faut avouer que vous ne pouviez être attaquée plutôt ni avec plus de force par aucune épreuve, par aucune tentation digne de vous ; vous étiez supérieure à toutes les tentations communes. Ce devait être quelque homme fait exprès, ou quelque esprit plus méchant sous la forme d’un homme, qui fût envoyé pour essayer d’obtenir votre cœur ; tandis que quantité d’autres esprits de même espèce, en même nombre qu’il y a de personnes dans votre famille, ont eu la permission de s’emparer, à quelque heure ténébreuse,