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soupir, qui semblait lui déchirer le cœur, l’interrompit. D’où vient, d’où vient, reprit-elle, m’a-t-on refusé la consolation de voir la plus aimée, la plus chère de mes compagnes, avant qu’elle devînt celle des anges ? Je renvoyais, je me laissais trop aisément persuader de différer une visite que mon cœur me rendait nécessaire. Que de regrets n’en aurai-je pas ! ô ma bienheureuse Clarisse ! Qui sait, si je fusse allée vers toi, quel effet auraient produit mes consolations ? Elle jeta un regard autour d’elle, comme si elle eût craint d’appercevoir quelqu’un de la famille. Encore un baiser, mon ange, mon amie, chère compagne que je perds, et que je regretterai toujours, encore un baiser, et je pars, je vole hors de cette horrible demeure ; jamais je ne l’aimai que pour toi. Adieu donc, ma très-chère Clarisse ! Tu es heureuse, je n’en doute pas ; ta dernière lettre m’en assuroit. Puissé-je te rejoindre et me réunir avec toi dans des lieux plus saints, où l’insolence n’ose attenter à l’innocence, et où des maîtres cruels, sous le nom de parens, ne gênent pas la vertu par d’impérieux commandemens !

Elle fit un silence : incapable de sortir, quoiqu’elle y fût déterminée, son désespoir, son angoisse combattaient sa volonté, l’attendrissement succéda aux agitations ; un torrent de larmes vint à son secours. Sans ces pleurs que je répands, j’allais mourir de douleur, dit-elle d’une voix plus radoucie. Mes yeux en verseraient sans cesse, que je voudrais en verser encore pour ma chère Clarisse. Hélas ! Ses conseils firent pour moi ce que les miens n’ont pu faire pour elle.

Pardonnez, monsieur, me dit-elle en se tournant vers moi, qui me sentais ému autant qu’elle-même, pardonnez ; j’aimais cette chère personne comme femme n’aima jamais une autre femme. Excusez l’emportement de ma douleur. Est-ce donc ainsi que la gloire de son sexe a été la victime du vice et de la dureté ? Madame, lui dis-je, ils en sont punis, ils en sont bien punis. Qu’ils en soient punis ! Reprit-elle ; si je les plaignois… que je suis malheureuse (regardant le corps) de ne l’avoir pas vue avant que ces paupières couvrissent ces yeux, et que ces lèvres fussent fermées ! Quelles paroles !… quelle douceur !… quelle amie j’ai perdue !

Elle se mit alors à examiner le dessus du cercueil. Frappée du sens des emblèmes, sa douleur reprit de nouvelles forces ; et quoiqu’elle essuyât plusieurs fois ses yeux, elle ne fut pas capable de lire l’inscription et les textes de l’écriture qui l’accompagnoient. Enfin, elle me dit : faites-moi la grâce de m’écrire ce que c’est que ces emblèmes et cette écriture ; et, si vous le pouvez, réservez-moi une boucle de ses cheveux.

Je lui répondis que l’exécuteur testamentaire de Clarisse ferait l’un et l’autre, et lui enverrait une copie du testament ; qu’elle y trouverait des marques de souvenir en faveur d’une personne qui l’appelle son amie, sa soeur… c’est avec justice, repartit Miss Howe, qu’elle me nomme ainsi ; nous n’avions qu’un coeur et qu’une ame. Mais à présent que ma plus chère moitié vient de m’être enlevée, hélas ! Que deviendrai-je ?

Dans ce moment, un domestique a passé près de la porte. Elle a regardé, craignant, pour la seconde fois, que ce ne fût quelqu’un de la famille. Puis elle a dit : encore un dernier adieu…, un dernier adieu… ; hélas ! Elle a renouvelé ses embrassemens ; elle baisait le visage, les mains l’une après l’autre. Enfin elle m’a présenté la sienne, s’est précipitée hors de la chambre, et a gagné son carrosse, où elle s’est abandonnée de nouveau à toute sa douleur. Ses pleurs et ses soupirs lui ôtoient la voix. Elle m’a fait un signe de tête. Déjà les chevaux étoient hors de la cour, je la perdais de vue.

Quand je suis rentré, la compagnie a remarqué mon émotion. M James Harlove leur faisait le rapport de ce que je lui avais dit la veille. Ma présence a interrompu leur discours ; je m’en suis aperçu : je leur ai laissé le champ libre pour consulter.

Je finis cette lettre : le souvenir de la scène touchante que je viens de décrire, m’a laissé dans une incapacité aussi grande de continuer, que je l’étais d’entrer en conversation avec mes cousins, le moment après en avoir été le témoin.

Je suis, monsieur,

votre très-humble et très-obéissant serviteur.



M Morden à M Belford.

monsieur,

la bonne Madame Norton est arrivée. Il semble qu’elle ait repris courage ; elle le doit à ces lettres posthumes dont vous et moi craignions si fort les effets sur elle. C’est que son esprit est d’une très-rare trempe. Cette femme est familiarisée avec les afflictions, et vit dans l’espérance