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Dès qu’on nous eut vu quitter la grande route, nombre de gens de toute espèce, hommes, femmes et enfans, se mirent à notre suite, et formèrent un convoi funèbre d’environ cinquante personnes. Toutes, sans exception, avoient les larmes aux yeux, et déploraient la perte de la jeune dame, qui ne faisait jamais rien que quelqu’un ne s’en trouvât mieux.

Ces gens s’assemblèrent autour du char quand il s’agit d’en descendre le cercueil, et empêchèrent qu’on ne le portât immédiatement dans la maison. Ils se disputaient cet honneur, mais à voix basse, sans clameurs contentieuses. Je fus frappé d’une retenue qui marquait tant de vénération ; je n’avais rien vu de semblable ici, ni dans mes voyages ; au contraire, j’avais trouvé le bruit et le tumulte par-tout où j’avais vu l’émulation excitée entre des gens d’une éducation négligée.

Enfin, ils convinrent que six filles emporteraient le cercueil par les six anses.

C’est ainsi qu’avec les démonstrations du plus grand respect on l’entra dans le sallon, où je le fis placer entre deux siéges, sur lesquels il portait par les extrémités. Les plaques d’argent, les emblèmes et les inscriptions dont la partie supérieure était décorée, attirèrent les regards et furent l’objet de l’admiration de tous. Ils redoublèrent d’attention, quand on leur dit que tout cela s’était fait par les ordres et d’après ce qu’avait prescrit Miss Clarisse : ils souhaitaient qu’on leur laissât voir le corps ; mais ils en parlèrent comme d’une faveur qu’ils désiraient plutôt qu’ils ne l’espéroient. Lorsqu’ils eurent satisfait leur curiosité, et fait leurs remarques sur les emblèmes, ils se dispersèrent en bénissant sa mémoire. Elle doit être heureuse, disaient-ils, pleurant et se lamentant ; si elle ne l’est pas, que sera-ce de nous ? D’autres ne se lassaient point de répéter qu’elle se plaisait à faire le bien, et ne se plaisait qu’à cela. D’autres maudissaient l’auteur de sa fin prématurée.

Les domestiques de la maison s’assemblèrent autour du cercueil ; ce qu’ils n’avoient pu faire auparavant. Ce fut une nouvelle scène d’affliction ; mais elle se passa dans un parfait silence : ils s’exprimaient par les regards et les soupirs, ayant les yeux, tantôt fixés sur le cercueil, tantôt errans des uns aux autres ; souvent ils levaient les mains au ciel. Sans doute la présence de leur jeune maître leur en imposait, et les empêchait de joindre la parole à l’expression muette de leur douleur et de leurs regrets.

M James Harlove m’avait suivi lorsque j’étais sorti du parloir ; mais, ayant aperçu la foule, il m’avait quitté. Si-tôt qu’elle eut disparu, il revint ; et se tenant debout, il fixait le cercueil de l’air d’un homme qui fait un effort d’attention : cependant il n’en avait que l’apparence ; il était fort loin d’avoir la perception distincte d’un seul symbole ou d’une seule lettre écrite sur la bière ; il était plongé dans une profonde rêverie, les bras croisés sur la poitrine, la tête penchée sur une épaule, avec tous les caractères de la stupéfaction sur le visage.

La scène devint plus touchante et plus noire, quand, pénétrés de la plus cruelle douleur, le père, la mère, les deux oncles et la sœur vinrent, à pas chancelans, joindre le frère et moi. Nous étions dans ce qu’elle appelait son parloir ; nous venions d’y faire poser le cercueil sur une table, au milieu de la chambre. Sans doute le souvenir de leur inexorable dureté avait ajouté à leur peine ; mais quand ils virent devant eux la gloire de leur famille concentrée dans une bière, quand ils jetèrent les yeux sur celle que leur violence avait bannie de la maison ; frappés de la manière dont elle y rentrait, ce ne fut plus un deuil, ce fut une désolation.

Leur dessein paroissait être d’empêcher la mère d’entrer : mais s’appercevant que cela n’était pas possible, eux-mêmes, jusqu’alors incertains s’ils entreraient, se déterminèrent à la suivre, entraînés par un mouvement plus fort qu’eux : la pauvre femme jeta les yeux sur le cercueil, et immédiatement les retira. Au même instant, elle s’avança vers la fenêtre dans une agonie de douleur ; et joignant les mains avec transport, elle s’adressa à sa chère fille… ô mon enfant ! Mon enfant ! L’orgueil de ma vie ! Ma plus douce espérance ! Pourquoi m’a-t-on refusé la consolation de te parler de paix, de pardon ?… pardonne ta cruelle mère ! Son fils, attendri pour lors, comme il y parut à ses yeux, la conjura de se retirer ; et l’une des femmes de sa mère entr’ouvrant la porte, il l’appela pour l’aider à conduire sa maîtresse dans le moyen parloir. En revenant, il trouva son père sur la porte ; il venait aussi de jeter un regard sur la bière, après quoi j’avais obtenu de lui qu’il s’éloignât. Trop absorbé par sa douleur pour en parler, ce ne fut qu’au moment qu’il aperçut son fils, que, poussant un profond soupir, il l’accompagna de ces mots… jamais peine ne fut égale à ma peine… mon fils… ô mon fils… ! Il disait ces paroles d’un ton de reproche, le visage détourné de celui à qui il les adressoit.

Je le suivais, faisant mes efforts pour le consoler ; nous entrâmes ensemble dans le moyen parloir, où sa femme était dans de grandes agonies. Elle le regarda ; il fit un pas vers elle… ô ma chère ! Il s’arrêta ; son coeur était plein de douleur, ses yeux baignés de larmes : il saisit un moment pour gagner le grand parloir, où il me pria de le laisser à lui-même.

Les oncles et la sœur gardaient le silence, portant tour à tour et détournant la vue de dessus les emblèmes du cercueil. Madame Hervey entreprit de leur lire l’inscription ; elle lut ces paroles : ici l’on est à couvert de la persécution des méchans. Elle ne put continuer ; de grosses larmes tombaient de ses yeux sur la pièce d’argent où elle les tenait fixés. Cependant elle eût voulu satisfaire une curiosité qui mêlait de l’impatience à la douleur : elle essuyait ses pleurs, mais en vain ; d’autres pleurs succédèrent toujours.

Jugez, M Belford, j’en appelle à votre sensibilité, jugez de l’état où j’étais ; je me trouvais pourtant dans l’obligation de les consoler les uns et les autres.

Je vais fermer cette lettre, pour vous l’envoyer de bon matin ; j’en recommencerai une autre, dans l’opinion que ma prolixité ne vous déplaira pas : je suis incapable de prendre du repos, et je ne puis faire mieux que d’écrire ; j’ai des scènes pathétiques à peindre ; j’écris sans me fatiguer ; j’ai tout cela présent à l’esprit, je n’y ai que cela. De plus, je serai peut-être bien aise, quand ma douleur sera calmée, de lire ceci avec les autres papiers que vous voudrez bien me communiquer, concernant cette malheureuse histoire.

Le domestique qui doit vous porter cette lettre, s’informera, en passant