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Elle est heureuse, madame…, soyez-en sûre, elle est heureuse ; et que cette pensée vous fortifie.

ô mon cousin ! Mon cher cousin ! S’écria l’infortunée mère retirant celle de ses mains que tenait Madame Hervey, pour serrer la mienne, vous ne savez pas quel enfant j’ai perdu… et d’un ton plus bas : perdu ! Et comment ? Ah ! C’est ce qui me rend sa perte insupportable.

Tous se mirent à la fois à s’accuser eux-mêmes ; quelques-uns à se rejeter réciproquement la faute. Mais il n’y eut personne qui ne portât les yeux sur mon cousin James, comme sur celui qui avait nourri le ressentiment de la maison contre une ame si innocente. à peine cependant résistait-il à ses propres remords. Miss Harlove, pressée par les mouvemens de son ame, rompit le silence. Avec quelle cruauté, dit-elle, lui écrivais-je ! Avec quelle barbarie l’insultais-je ! Et avec quelle patience le supportait-elle !… qui l’eût cru si près de sa fin ? ô mon frère ! Mon frère !… sans vous, sans vous… pourquoi cherches-tu, répondit-il, à irriter le sentiment de mes douleurs ? J’ai devant moi tout ce qui s’est passé ; je ne songeais qu’à ramener dans le bon chemin une personne bien chère, qui s’en était écartée… rien ne fut plus loin de mon cœur, que de la réduire au désespoir. Ce n’est aucun de nous, c’est l’infame Lovelace qu’il faut en accuser… je crains cependant, mon cher cousin, qu’elle n’ait tout attribué à mes procédés ; je le crains : dites-le moi ; a-t-elle fait mention de son frère ? M’a-t-elle nommé dans ses derniers momens ? J’espère qu’un cœur capable de pardonner au plus scélérat de tous les hommes, et d’intercéder pour que notre vengeance ne tombe point sur lui, a pu me pardonner aussi. Elle est morte en vous bénissant tous ; elle ne condamnait pas, elle justifiait votre sévérité contre elle.

à ces mots, on n’entendit qu’un cri. Nous voyons, dit le père, nous voyons assez par ses lettres, qui me percent l’ame, dans quelle heureuse disposition elle se trouvait peu de jours avant sa mort… mais persista-t-elle jusqu’à la fin ? N’eut-elle point d’inquiétudes ? Mon cher enfant n’eut-il point de cruelles agonies ? Point du tout : je ne vis jamais une fin plus heureuse ; aussi personne ne s’y est si saintement préparé ; elle y consacra tous ses momens, plusieurs semaines de suite : que ceci nous console ; nous ne pourrions souhaiter une mort plus douce pour nous et pour ceux que nous chérissons. Nous avons à nous reprocher d’en avoir agi durement avec elle ; mais, eût-elle obtenu tout ce qui fut une fois l’objet de ses désirs, elle n’aurait pu mieux mourir… elle aurait pu moins bien mourir.

Chère ame ! Chère excellente ame ! S’écrièrent le père, les oncles et la sœur, d’un ton qui déchirait le cœur.

Jamais, disait la malheureuse mère, notre rigueur envers un enfant si doux, si digne de toutes nos affections, ne nous laissera sans remords. En vérité, en vérité (doucement à sa soeur Hervey), j’ai été trop endurante, trop foible. Le repos momentané que j’ai cherché toute ma vie, me coûtera un trouble et des ennuis qui ne finiront point… elle s’arrêta.

Ma chère sœur !… ce fut tout ce que put dire Madame Hervey.

Je n’ai rempli que la moitié de mes engagemens, reprit la mère affligée, avec le plus cher et le plus méritant des enfans. La moitié ! Non. Hélas ! Avec quelle dureté nous l’avons traitée !

Ma chère, ma très-chère sœur !… c’est tout ce que put articuler Madame Hervey. Plût au ciel, continua la pauvre mère d’un ton d’exclamation, que je l’eusse vue seulement une fois ! Puis se tournant vers mon cousin James et sa soeur… ô mon fils ! ô Arabelle ! Si on nous traitait, si on nous jugeait avec la rigueur…

pour la troisième fois les pleurs refusèrent passage à sa voix. Tous les autres gardaient le silence ; on ne lisait sur leurs visages, on ne voyait dans leurs attitudes que l’expression d’une douleur accablante.

Vous voyez donc, M Belford, qu’on pouvait rendre justice à ma cousine. Oh ! Que c’est une chose terrible que les réflexions auxquelles on est en proie après des procédés si durs et si dénaturés !

Ah ! Monsieur Belford ! Ce malheureux, ce détestable Lovelace, c’est lui, c’est lui qui est la cause…

pardonnez-moi, monsieur, je vais poser ma plume, pour ne la reprendre que quand je serai calmé.

à une heure du matin.

C’est en vain, monsieur, que j’ai voulu prendre du repos ; vous m’avez prié d’entrer dans le détail, je ne m’y refuserai pas, car ce sujet m’occupe tout entier : je vais continuer, quoiqu’il soit minuit passé.

à six heures environ, le char funèbre arriva à la porte de la cour… l’église de la paroisse est à quelque distance ; mais le vent qui venait de ce côté-là, jeta la famille éplorée dans un nouvel accès de douleur, en portant jusqu’à eux le son des cloches ; elles faisaient retentir les airs de la mélodie la plus lugubre. à l’ouïe de ces sons funestes, les parens ne doutèrent pas que ce ne fût un témoignage d’amour et de vénération, rendu par les paroissiens à la mémoire de celle dont le cercueil passait actuellement devant l’église.

Si l’attente du char funèbre leur causa cette émotion, jugez de leur consternation lorsqu’ils l’entendirent annoncer.

Un domestique vint pour nous avertir de son arrivée, dont le bruit du pavé de la cour intérieure ne nous avait que trop instruits. Il ne parla pas… il ne pouvait parler… il jeta un regard dans la chambre, s’inclina, et se retira.

Je sortis : personne alors que moi n’en eut la force ; le frère me suivit un instant après. Quand j’eus gagné la porte d’entrée, un spectacle fort touchant s’offrit à ma vue. Vous avez ouï parler, monsieur, de l’amour qu’on portait à ma chère cousine. Les pauvres sur-tout, et les gens d’un moyen ordre l’aimaient comme jamais jeune femme de condition n’en fut aimée : ce n’était pas sans sujet. Les uns trouvaient dans ma cousine une protectrice ; les autres trouvaient en elle le soulagement de leurs misères.

Quand nous sentons vivement un malheur, et que nous sommes affectés par une vraie douleur, nous aimons voir les autres prendre part à notre affliction. Les domestiques avoient dit à leurs amis, et ceux-ci avoient répandu parmi leurs connaissances, que quoiqu’on n’eût pas voulu recevoir ni jeter un regard sur Miss Clarisse durant sa vie, on avait cependant consenti à ce que son corps fût porté au château. Cela devait se faire si incessamment, que ceux qui étoient instruits du moment de sa mort, pouvaient juger à peu près du temps où le cercueil passeroit. Un char funèbre venant de Londres, quelque peu accompagné qu’il soit, attire l’attention de tout le monde sur la route et dans les villages. Celui de ma pauvre cousine n’avait point de suite ; il n’était décoré ni de panaches, ni d’écussons : cependant, comme on est obligé pour aller au château d’Harlove de prendre des chemins de traverse dès la distance de six milles, il ne fut plus possible d’ignorer quelle était la personne que l’on transportoit.