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mettrait en état de poursuivre ; mais, contre mon attente, je fus obligé de partir sans elle : je recommandai à la fille que vous lui aviez donnée, d’en prendre grand soin, et je laissai la chaise de poste à sa disposition. Elle mérite toutes les attentions possibles, non seulement par égard pour ma cousine, mais aussi à cause de ses qualités personnelles. C’est une excellente femme.

Quand nous fûmes à cinq milles de distance du château d’Harlove, je me mis au petit galop, et je dis au cocher, que je laissai derrière avec le cercueil, de mener plus doucement encore qu’auparavant. Les chemins de traverse que nous venions de prendre étoient fort raboteux, et j’avais plus de temps qu’il ne m’en fallait, ne voulant pas que le corps arrivât avant l’entrée de la nuit.

Je mis pied à terre dans la cour du château à quatre heures environ. Vous pouvez croire que je trouvai une maison plongée dans la tristesse. J’entrerai dans le détail ; c’est ce que vous demandez.

à mon entrée dans la cour, j’avais remarqué un mouvement général ; chaque domestique qui se présentait, avait les yeux gros et l’air si touché, que je pensai d’abord qu’il étoit arrivé dans la famille quelque nouveau désastre. Messieurs John et Antoine Harlove, avec Madame Hervey, étoient au château. Auparavant, la dureté des uns donnait de nouvelles forces à celle des autres ; à présent, chaque chagrin particulier augmente le chagrin de tous.

Mon cousin James vint au devant de moi sur la porte : il avait sur sa personne tous les caractères d’une profonde douleur. Il me pria d’excuser les procédés qu’il avait eus avec moi la dernière fois que je les étais allé voir. Ma cousine Arabelle vint à moi tout en larmes ; et comme si elle eût succombé à sa douleur : ô mon cousin ! Me dit-elle en s’abandonnant sur mon bras, je n’ose vous faire une question. Je pense qu’elle avait en vue l’arrivée du char funèbre : moi-même j’étais plein d’amertume ; et, sans m’avancer ni donner de réponse, je m’assis sur la chaise qui se trouva à ma portée. Le frère et la sœur s’assirent auprès de moi, l’un d’un côté et l’autre de l’autre, tous deux dans le silence. Les domestiques fondaient en larmes.

M Antoine Harlove vint à moi un moment après ; son visage annonçait le désespoir. Il m’invita à entrer dans le parloir, où étoient, ajouta-t-il, ses compagnons de deuil. Je me levai : mon cousin James et ma cousine Arabelle nous suivirent.

à mon entrée dans le parloir, je n’entendis que plaintes et regrets de tous côtés. M Harlove, père de ma chère parente, au moment qu’il me vit, s’écria : ô mon cousin ! Vous êtes le seul de toute la famille qui n’ayez rien à vous reprocher. Que vous êtes heureux !

La pauvre mère, à qui le chagrin ôtoit la parole, me regarda douloureusement, et s’assit, appuyant d’une main son mouchoir contre ses yeux, et laissant tomber l’autre entre celles de Madame Hervey, qui l’arrosait de ses larmes.

M Jules Harlove était assis vers la fenêtre, le dos tourné à la compagnie, et les regards détachés de cette scène d’affliction ; ses yeux étoient rouges et fort gros.

Mon cousin Antonin, en rentrant dans le parloir, s’était approché de Madame Harlove. " ma chère sœur, ne vous laissez pas…, mon cher frère, ne vous laissez pas abattre… mais, incapable de proférer une parole de plus, il s’en fut dans un coin du parloir, où, manquant lui-même des consolations qu’il eût voulu donner aux autres, il se laissa aller sur une chaise, et poussa un profond soupir. Mademoiselle Arabelle, à notre entrée dans la salle, était passée devant moi à la suite de son oncle, comme si son dessein eût été de dire quelques paroles consolantes à sa malheureuse mère ; mais elle n’en eut pas la force. Elle passa derrière la chaise de Madame Harlove, où, penchant la tête sur son épaule, elle semblait attendre de sa bouche les consolations qu’elle avait accoutumé d’en recevoir, mais qu’alors elle attendait en vain.

Le fils Harlove, malgré sa dureté et l’orgueil de son caractère, était atterré ; les remords de sa conscience avoient dompté sa fierté.

Eh monsieur ! Quelles pensées devaient-ils avoir dans ce moment ? Ils restaient fixés sans sentiment sur leurs siéges, et n’avoient pour paroles que des soupirs et des gémissemens… qu’ils sont bien un objet de pitié, un grand objet de pitié, tous tant qu’ils sont !… mais quelles exécrations ne mérite pas ce détestable Lovelace ? Lui qui, par des pratiques infames et inouies, a amené une catastrophe qui épuise toutes les espèces de malheurs, et qui s’étend sur un si grand nombre d’infortunés !… que le ciel me foudroie !… mais je m’arrête… cet homme…, puis-je dire cet homme ? Cet homme est votre ami… il est déjà troublé, dites-vous, dans son esprit… rendez-le, grand dieu ! à ce… si je trouve que les choses se soient passées comme je le soupçonne ; et en vérité, elle en dit assez dans son testament pour légitimer mes soupçons… ne pense pas, ma chère cousine, idole de mon coeur, que ton ame généreuse, qui ne respire que tendresse et que charité, puisse sauver le plus vil de tous les hommes, en multipliant les pardons sur sa tête !

Mais, encore une fois, je m’arrête… pardonnez, monsieur ; qui pourrait avoir été témoin d’une pareille scène, qui pourrait avoir vu toute sa famille dans les larmes, qui pourrait s’en rappeler le souvenir, et ne pas frémir d’indignation contre le malheureux qui les fait répandre ?

Quelque grande que fût mon affliction, comme j’étais le seul de qui chacun des autres pût attendre des consolations, je m’approchai de la mère. Ne nous abandonnons pas, lui dis-je, à une douleur qui, quelque juste qu’en soit la cause, est malheureusement infructueuse. Nous nous tourmentons, et nos tourmens ne peuvent rappeler la chère personne que nous pleurons. Ah ! Si vous saviez avec quelles assurances d’un bonheur éternel elle a quitté ce monde !