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nom joint au mien, me ravit l’ame, et me paraît plus délicieux que la plus douce mélodie.

Que ne l’ai-je menée dans tout autre lieu que chez cette exécrable femme ! J’en reviens aux récriminations ; mais il est certain que le breuvage était l’invention et l’ouvrage de la Sinclair, et que je n’ai persisté dans le projet de la violence, qu’à l’instigation de cette furie, dont la ruine ne laisse pas d’être amplement vengée, puisqu’aujourd’hui je me trouve menacé de la mienne.

Je m’aperçois que ce langage ressemble un peu à celui d’un coupable sur l’échafaud. Il pourrait te faire croire que je suis intimidé par l’approche de l’entrevue ; mais tu ne me rendrais pas justice : au contraire, je te jure que je vais joyeusement au devant du colonel, et je m’arracherais le cœur de mes propres mains, s’il était capable ici du moindre mouvement de crainte ou d’inquiétude. Je sais seulement que, si je le tue (ce que je ne ferai point, si je puis l’éviter), je serai fort éloigné d’en être plus tranquille. La paix du cœur n’est plus faite pour moi. Mais comme notre rencontre est une occasion qu’il a cherchée, malgré le choix que je lui ai laissé, et qu’il n’est plus en mon pouvoir de l’éviter, j’y penserai après l’action, quitte pour faire pénitence de tout à la fois ; car, tout habile que je le suppose, je suis aussi sûr de la victoire, que je le suis actuellement d’écrire. Tu sais que l’usage des armes, lorsque j’y suis provoqué, est un jeu charmant pour moi. D’ailleurs, je serai aussi calme, aussi peu troublé qu’un prêtre à l’autel, tandis que mon adversaire, comme on en peut juger par sa lettre, sera transporté de colère et de vengeance.

Ne doute donc pas, ami Belford, que je ne te rende un fort bon compte de cette affaire, et crois-moi ton fidèle serviteur.

Lovelace.



M Lovelace à M Belford.

à Trente, 14 décembre.

Demain est le jour qui fera passer probablement une ou deux ames dans un autre ordre de choses, pour servir de cortège aux manes de ma Clarisse.

J’arrivai hier à Trente, et m’étant informé aussi-tôt de la demeure d’un gentilhomme anglais, nommé M Morden, je n’eus pas de peine à la trouver. Le colonel, qui était dans la ville depuis deux jours, avait laissé son nom dans tous les lieux où je pouvais m’adresser. Il était sorti à cheval : je laissai mon nom chez lui ; vers le soir, il me rendit une visite. Il avait l’air extrêmement sombre ; le mien fut très-ouvert : cependant il me dit que ma lettre était celle d’un homme d’honneur, et que j’avais soutenu le même caractère, en lui accordant de si bonne grâce l’occasion de nous rencontrer. Il aurait souhaité, ajouta-t-il, que j’eusse tenu la même conduite sur d’autres points, et nous nous serions vus avec des sentimens fort opposés.

Je répondis que le passé ne pouvait recevoir de changement, et que je regrettais, comme lui, que certaines choses fussent arrivées. Les récriminations, reprit-il, ne pouvaient servir qu’à nous aigrir inutilement ; et puisque je lui avais offert si volontiers cette occasion de