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Ainsi vous voyez, Belford, par la promptitude et l’ardeur même du colonel, que ses résolutions étoient prises, etc. Ne vaut-il pas mieux finir une affaire de cette nature, que d’inquiéter mes amis, ou de demeurer moi-même en suspens ? Voici ma réplique.

à Vienne, ce 10 décembre.

Monsieur,

je suspens un petit voyage que j’étais prêt à faire en Hongrie, et je pars aujourd’hui pour Munich. Si vous n’y êtes plus, je me rendrai droit à Trente. Cette ville, qui est sur les confins de l’Italie, vous sera plus commode pour votre retour en Toscane, et j’espère vous y trouver dans quatre jours. Je n’aurai avec moi qu’un valet de chambre françois. Les autres circonstances s’arrangeront aisément lorsque j’aurai l’honneur de vous voir. Je suis, monsieur, votre très-humble serviteur,

Lovelace.

à présent, Belford, il ne me reste aucun embarras sur l’évènement de cette entrevue ; et je puis dire, avec vérité, que c’est lui qui me cherche. Ainsi, que le mal retombe sur sa tête !

Ce qui me touche de plus près au cœur, c’est mon ingratitude pour la plus parfaite de toutes les femmes… mon ingratitude préméditée ! Cependant en ai-je moins distingué, en ai-je moins adoré toutes ses perfections, malgré la mauvaise opinion que j’avais toujours eue de son sexe ? Elle m’a forcé de reconnaître la dignité de ce sexe ; elle l’a glorieusement exalté à mes yeux, quoiqu’assurément il soit impossible, comme je l’ai dit mille fois, comme je l’ai mille fois écrit, qu’il existe jamais une femme qui l’égale.

Mais lorsque je perds en elle plus qu’un homme n’a jamais perdu, lorsqu’elle me touche de si près, et lorsqu’il est certain que, dans un tems heureux, elle a souhaité d’être à moi, quelle insolence, dans un autre homme, de s’attaquer à moi pour la venger ! Heureux, heureux, à la vérité, si j’avais senti la gloire et les charmes de cette préférence ! Je ne veux pas aggraver, par mes réflexions, ce motif du colonel pour me demander compte de la manière dont je l’ai traitée, de peur qu’à l’approche de l’entrevue mon cœur ne se ralentisse en faveur d’un homme qui lui était lié par le sang, et qui croit, au fond, rendre honneur et justice à sa mémoire. Cette idée lui donnerait des avantages qu’il ne peut avoir autrement. Je ne serai que trop porté à me reposer sur mon adresse, pour sauver un homme à qui je connais tant d’estime et de respect pour elle. J’oublierai le ressentiment que ses menaces doivent m’avoir inspiré ; et c’est par cette seule raison que je m’afflige de son habileté et de son courage, dans la crainte d’être obligé, pour ma propre défense, d’ajouter une nouvelle victime à celles qui sont déjà tombées par mes mains. Je ne puis me dégager des noires idées qui m’affligent. En vérité, Belford, je suis et serai, jusqu’au dernier moment de ma vie, le plus misérable de tous les êtres. Quelle générosité dans cette adorable femme ! Pourquoi m’as-tu donné la copie de son testament ? Pourquoi m’avoir envoyé sa lettre posthume ? Devois-tu les accorder à mes instances ? Tu savais ce que j’y devais trouver ; et je l’ignorais ; tu savais qu’il était cruel de m’obliger. Vingt colonels Morden, si j’en avais vingt à combattre successivement, ne me causeraient pas un moment d’inquiétude ; mais ces réflexions forcées sur ma vile ingratitude, feront éternellement mon malheur. Je ne vois, dans le passé, que mes détestables inventions qui m’aient empêché d’être heureux. Dès les premiers tems, ne te souviens-tu pas combien de fois j’ai jeté de l’eau sur sa flamme naissante, en faisant tourner ingratement contre elle la délicatesse de ses sentimens, et toutes les loix que je recevais de sa vertu ? Ne m’a-t-elle pas souvent répété, et ne savais-je pas, sans qu’elle prît la peine de m’en assurer, qu’elle n’était capable ni d’affectation, ni de tyrannie pour un homme dont elle se proposait d’être la femme ? Je savais, comme elle me l’a reproché, qu’après lui avoir fait quitter la maison de son père, il ne restait qu’un chemin ouvert devant moi. Elle me disait avec raison, et j’avais la folie de m’en faire un triomphe, que, depuis ce jour, j’avais tenu cent fois son ame