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les misères dont elle est remplie. Je veux, je dois, j’ai déjà su triompher de toutes ces infructueuses vapeurs. Ma constitution se fortifie à chaque moment, pour seconder mes résolutions ; et si j’excepte quelques soupirs que je donne, par intervalles, à la mémoire de l’objet chéri, j’espère redevenir bientôt ce que j’étais, c’est-à-dire, la vivacité, l’enjouement, la gaieté même. Oui, oui, je serai encore une fois le fléau d’un sexe qui n’a pas cessé d’être le mien, et qui sera, dans un temps ou dans un autre, celui de tous les hommes du monde. Recommence donc à m’écrire sur l’ancien ton. Je m’imagine que tu dois avoir mille singularités curieuses à me communiquer, lorsque je serai tout-à-fait en état de lire ou d’entendre comment on a disposé de ce qu’il y avait de mortel dans ma chère Clarisse. Mais ce que j’apprendrais dans la joie de mon coeur, ce serait que ses implacables parens fussent la proie de leurs remords. Voilà ce que tu peux m’écrire dès aujourd’hui. Il est consolant de n’être pas seul misérable, sur-tout quand c’est aux objets de sa haine qu’on voit partager sa misère. Adieu, Belford.



M Lovelace à M Belford.

je me prépare à quitter cette île. Mowbray et Tourville me promettent leur compagnie dans six semaines ou deux mois. Je veux te tracer ma route. Je me rends d’abord à Paris, où le désir de m’amuser me fera renouveler mes anciennes connaissances. De là, je passe dans quelques cours d’Allemagne, pour me rendre ensuite à Vienne, d’où je descendrai à Venise par la Bavière et le Tirol. Venise m’arrêtera durant tout le carnaval. De là, je retourne par Florence et Turin ; je traverse le mont Cenis, et je reviens à Paris, où je compte trouver mon ami Belford, confiné sans doute dans ses projets de pénitence, livré aux mortifications, en un mot, un véritable anachorete, mais de l’espèce vagabonde, et voyageant dans l’espérance de couvrir une multitude de péchés par son zèle à convertir un vieux compagnon de débauche.

Cependant je dois t’avertir, mon cher ami, que, si les fonds augmentent comme ils ont fait depuis ma dernière lettre, il est à craindre que tu ne trouves dans cette entreprise plus de difficulté que tu ne penses ; et, pour te parler de bonne foi, j’ai peine à me persuader que ta réformation puisse durer. Les vieilles habitudes ne se déracinent pas si facilement. L’enfer, qui se trouve bien de tes longs et fidèles services, ne te laissera pas sortir patiemment de ses chaînes. Une jolie fille, qu’il jettera dans ton chemin, recommencera bientôt à t’échauffer le sang, à dérider ta triste figure, et je te vois aussi vicieux que jamais. Résisteras-tu, Belford, au pouvoir d’une belle taille, d’un teint charmant, de deux yeux qui te porteront la guerre jusqu’au fond de l’ame ? Va, tu te croiras trop heureux d’être rappelé à tes inclinations favorites ; tu composeras avec ton ancien maître, que tu promettras de servir jusqu’à l’ âge de l’impuissance ; et lui, qui sera bien sûr de te retenir alors par quelque goût d’un autre ordre, qu’il aura l’adresse de te ménager pour ce terme, sera fort satisfait du traité. Tu conserveras le dessein de te réformer, jusqu’à ta vieillesse, qui arrivera douze bonnes années avant que tu t’en aperçoives ; et ta tête grise sera moissonnée comme les autres, lorsque tu t’y attendras le moins.

Tu vas croire que je sors ici de mon caractère. Que veux-tu ? C’est la force de la vérité qui m’oblige de t’avertir du danger actuel où tu es, et que je crois d’autant plus grand, que tu ne parais pas t’en défier. Ainsi, deux mots encore sur le même sujet.