une heure après, ou peut-être toute ma vie, le jouet de mes ennemis, la raillerie des sots, la proie de mes valets, qui trouveront quelque jour leur compte à me lier, à me maltraiter indignement, après m’avoir fait passer pour fou. Qui soutiendrait de si cruelles réflexions ? Quelles horribles craintes ! Et quand je les supposerais fort éloignées, n’est-il pas affreux de s’imaginer qu’on puisse tomber dans cet état, et que nos meilleurs amis en soient alarmés, jusqu’à se croire obligés de prendre des précautions ? Quel moyen d’y penser ? Et quel moyen néanmoins de s’en défendre ? Non, non, je n’y penserai plus. Je parviendrai bientôt à me remplir d’idées agréables, ou je me poignarderai demain avant la fin du jour.
M Lovelace à M Belford.
samedi, 23 septembre.
Je t’écris pour te redemander mes deux dernières lettres. J’avoue que chaque fois que j’ai pris la plume, je ne t’ai pas fait de peinture qui ne fût celle de mon ame ; et, quelque démon qui m’ait poussé, je n’ai pu m’empêcher de la faire. De noires exhalaisons, qui ne faisaient que s’épaissir à mesure que j’écrivais, m’avoient tellement troublé le sang, que, malgré moi, je ne cessais pas de retomber dans le lamentable. Il est étrange, extrêmement étrange, que la conscience puisse forcer les doigts d’un coupable, et le rappeler continuellement à traiter le même sujet, dans le temps qu’il s’efforce à l’oublier. Mais est-il moins surprenant que, sans nouvelle raison, il puisse, en un jour ou deux, abandonner l’objet qui l’occupait uniquement, et que, tout d’un coup, il se trouve assez éclairé des rayons de la joie et de l’espérance, pour avoir honte de tout ce qu’il écrivait ? Une copie de ma dernière lettre, que le hasard a fait tomber entre mes mains, tirée, sans ma participation, par Charlotte Montaigu, m’a fait penser qu’un ennemi se réjouirait de la voir ; et je confesse que si j’avais passé une semaine de plus dans l’état où j’étais lorsque j’en ai fait la dernière partie, j’aurais été renfermé le septième jour, et peut-être enchaîné le huitieme ; car je me rappelle à présent que le mal revenait avec une violence irrésistible, en dépit des saignées et d’une diete fort rigoureuse.
Il est vrai que je suis encore excessivement affligé que cette admirable femme ait fait un choix si contraire à mes désirs. Mais puisque le sort en a décidé, puisqu’elle était déterminée à quitter le monde, et puisqu’actuellement elle a cessé d’exister, dois-je m’abandonner à de si sombres réflexions sur un événement passé, sur un événement qui ne peut revenir, moi qui suis, grâces au ciel, en possession d’un fonds si riche de vie et de santé ? Son exemple même ne m’apprend-il pas à quoi je devrais m’attendre, si j’étais capable de cette folie ? C’en serait une autre, cher Belford, de ne pas sentir enfin que je suis sorti trop long-temps de mon caractère.
Pourquoi m’a-t-on accoutumé dès l’enfance à ne pas souffrir de contradictions ? Ne devrait-on pas savoir que cette indulgence était une cruauté ? Je suis déjà vivement puni par l’affoiblissement de ma raison, dont il n’est que trop vrai que j’ai ressenti les effets pendant plusieurs jours : et lorsqu’une fois la raison est altérée… mais je ne puis me le rappeler sans frémir. Veux-tu savoir ce que j’en conclus ? C’est que ce repentir et cette réformation, pour laquelle ma chère et rigoureuse déesse faisait des vœux si ardens, ont été justement différés ; et qui sait pour combien de temps ? Un fou, un furieux est-il capable de l’un ou de l’autre ?
Une fois attaqué, te dis-je, du côté de la raison, je dois m’efforcer de bannir toutes les réflexions noires qui auraient pu, sans un incident si fâcheux, me conduire à quelque chose de sérieux et d’utile. Mon cher médecin, le docteur Hale, n’a pas eu peu de peine, à force de saignées, de ventouses et de diete, me tenant en plein jour dans l’obscurité des plus profondes ténèbres, à me rappeler des portes de la mort ou de la folie. Aujourd’hui même il ne cesse de me dire, pour ma consolation, que j’en serai quitte pour quelques retours au temps des pleines lunes (as-tu rien entendu de plus horrible ?), et que je ne dois pas avoir moins d’attention sur moi vers les équinoxes, que César ne s’en devait aux ides de mars.
Que je me sens piqué, en jetant les yeux sur ce que je me souviens d’avoir été ! Privé de la vue du soleil et de toute sorte de consolation ; environné d’une troupe de misérables, dont l’un me présentait un bouillon, l’autre un bol céphalique, l’autre une potion cordiale ! Se parlant entre eux à voix basse ; répondant de même à vingt impertinens qui venaient lever les rideaux de mon lit, pour demander comment je me trouvais, et quel avait été l’effet des remedes ! Quelle vie ! Rien d’actif autour de moi, rien dans moi-même, excepté le ver qui ne meurt jamais ! Loin, loin, tous ces souvenirs qui viennent trop souvent m’assiéger. Adieu, Belford.
Mais n’oublie pas de me renvoyer ma dernière lettre, et ne bâtis rien sur