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Tout le monde se promet ici que vous n’épargnerez rien pour arrêter les suites de ce malheureux événement. Je suis, monsieur, votre, etc.



M Lovelace à M Belford.

au château de M, lundi, 18 septembre.

Depuis ce 6, le plus funeste de tous les jours, je ne me connais plus moi-même, et je suis abandonné de toutes les joies de la vie. On me parle d’une lettre fort étrange que vous avez reçue de moi. Je me souviens de vous avoir écrit ; mais il ne me reste aucune idée du sujet et des termes de ma lettre. Que j’ai passé par de cruelles épreuves ! Il me semble qu’une vengeance inconnue n’a pas cessé de me tourmenter. Je n’ai jamais été assez fou pour douter d’une providence ; mais on ne me fera pas attribuer aisément au courroux du ciel quantité d’événemens qui ne me paroissent que l’effet du hasard. Cependant, s’il est vrai que toutes nos mauvaises actions doivent être punies ou dans ce monde ou dans l’autre, je crois volontiers qu’il vaut mieux que ce soit ici. Je trouve mon intérêt à me persuader, non seulement que ma punition est commencée, mais qu’elle est déjà complette ; puisque ce que j’ai souffert et ce que je souffre encore, est au-dessus de toute description. Je ne veux qu’un exemple de ce que j’appelle vengeance : moi, ce barbare qui a fait perdre, pendant une semaine entière, l’usage de ses sens à la plus incomparable de toutes les femmes, je me suis vu puni, pendant dix jours, par la perte des miens. C’est une préparation…, qui sait à quoi ? Hélas ! Hélas ! Quand commencerai-je à goûter une heure de joie ? Je suis dans le plus excessif abattement. Cette lettre posthume de ma trop chère Clarisse ne me sort pas un moment de l’esprit. Toutes les perfections de cette incomparable fille se présentent sans cesse à ma mémoire. Je sens que ma tête est dans un étrange désordre. Douleur, douleur, douleur ! Quand serai-je quitte de toi ?

Mardi, 15.

Je crois avoir repris un peu de gaieté. Mowbray et Tourville m’ont rejoint ici. Mais que peuvent Mowbray et Tourville ? Que peut le monde entier et toute la race humaine ?

Cependant ils sont fort irrités contre toi, pour la dernière lettre que tu t’es avisé de leur écrire. Tu es un barbare, disent-ils, un homme sans compassion et sans amitié. Mais rien n’est capable de me distraire. Il faut que je quitte encore la plume. ô Belford ! Belford ! Je suis, je serai toujours dans une misérable absence de moi-même. Jamais, jamais je ne redeviendrai ce que j’étais.

Jeudi, 21.

Mowbray, Tourville n’ont apporté aucun changement à ma situation. Je me sens d’une pesanteur que je ne puis comparer à rien ; malade jusqu’au fond de l’ame, incapable de tout. Il faut que je fasse l’essai de leur expédient ; je veux éprouver quel fruit un changement de climat pourra produire. Je quitterai ce royaume. Ma Clarisse n’est plus ; l’Angleterre, le monde entier ne m’offrent rien qui mérite le soin qu’on prend de ma vie. Mais dois-je partir sans m’être signalé par quelque illustre attentat, pour sa vengeance et pour la mienne ? Il m’est venu plusieurs fois à l’esprit d’aller mettre le feu de mes propres mains à l’exécrable maison de la Sinclair, et de faire la garde aux portes et aux fenêtres, pour empêcher que personne n’échappe aux flammes. Si l’édifice ne tenait pas à d’autres, ne doute pas que cette furieuse résolution ne fût déjà remplie. Mais il me semble que, sans mon secours, ce vieux monstre touche à sa récompense : on me parle d’une lettre qui la regarde, et qui est peut-être de toi ; mais si choquante, disent-ils, qu’ils ne peuvent me la communiquer à présent.

Ils me gouvernent, en vérité, comme un enfant. La fièvre m’a tellement abattu, que je suis forcé de le souffrir jusqu’à ce que j’aye repris un peu de force. à présent, mon pauvre ami, je ne suis capable ni de manger ni de dormir. Croirais-tu que nuit et jour j’ai la cervelle comme en feu ? Il faut qu’elle soit de la nature de l’asbeste, pour n’être pas consumée. Mes idées n’ont rien de distinct ; je n’ai devant les yeux que de la confusion et des ténèbres. Soit horreur d’imagination, soit trouble de conscience, je ne roule que des projets funestes, tels que de me pendre, de me casser la tête, ou de me noyer. Mes intervalles lucides sont encore pires ; ils me donnent le temps de réfléchir sur ce que j’étais une heure auparavant, et sur ce que je suis menacé de redevenir