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qu’elle commençait à reprendre ses esprits. Elle s’est livrée aux expressions de sa douleur, aux louanges de son incomparable élève, et, comme vous devez le juger, à d’amères invectives contre vous, mais si mesurées néanmoins, que j’y ai pu reconnaître une femme bien élevée, comme j’ai reconnu le ton chrétien dans ses lamentations. Elle était impatiente de voir le corps. Les deux autres femmes sont montées avec elle ; mais elles m’ont avoué qu’elles étoient elles-mêmes trop touchées de ce qu’elles avoient vu, pour décrire un spectacle si tendre. Elle a poussé le dessus du cercueil, en tremblant de douleur et d’impatience. Elle s’est jetée sur le visage, qu’elle a baigné de ses larmes. Elle a baisé plusieurs fois le front et les joues, comme si son élève eût été vivante. C’était elle-même ! A-t-elle répété vingt fois, sa chère fille ! Unique objet de son affection dans ce malheureux monde : la mort, qui défigure tout, n’avait point eu le pouvoir d’altérer ses aimables traits ! Elle a long-temps admiré la sérénité de son aspect. Sa fille était heureuse, a-t-elle dit ; il n’y avait aucun doute ; mais combien de misérables avait-elle laissés après elle ? L’excellente femme s’est plainte au ciel d’avoir assez vécu pour être du nombre. C’est avec une peine extrême qu’on est parvenu à lui faire quitter le cercueil et la chambre. Lorsqu’elle est passée dans l’appartement voisin, je me suis approché d’elle, et je l’ai informée du legs avantageux que sa chère fille a fait en sa faveur ; mais sa douleur n’a fait qu’augmenter. Elle devait mourir avec elle, m’a-t-elle dit avec un ruisseau de larmes. Que lui restait-il au monde, après avoir perdu tout ce qui pouvait l’attacher à la vie ? Sa principale consolation était de n’avoir pas long-temps à lui survivre. Elle croyait, a-t-elle ajouté, ne pas offenser le ciel, en lui demandant cette grâce. Il était aisé d’observer, par la ressemblance des sentimens, que la divine Clarisse devait à cette vertueuse femme une partie de ses principes.

Pour faire quelque diversion à sa douleur, je lui ai parlé de prendre elle-même le soin de son deuil ; et je lui ai remis trente guinées, que sa fille, puisqu’elle lui donne ce nom, lègue en particulier dans cette vue, pour elle et pour son fils. Ces petits soins réveillent ordinairement les bons cœurs, d’une noire espèce de léthargie qui succède aux attaques d’une violente affliction. C’est le seul deuil dont le testament fasse mention. Je l’ai priée de ne pas perdre de temps à le faire préparer, parce que je ne doutais pas qu’elle ne fût résolue d’accompagner le corps, si l’on obtient la permission de le faire transporter. Le colonel se propose de mener le convoi. Il se chargera d’une copie du testament ; et sa bonté le faisant penser à donner de favorables idées de moi à la famille, il veut prendre aussi une copie de la lettre que j’ai reçue de Miss Harlove après sa mort. Il est si obligeant, qu’il me promet le récit de tout ce qui se passera dans cette triste occasion. Nous avons commencé une amitié et réglé une correspondance, dont je ne connais qu’un accident qui puisse interrompre la continuation jusqu’à la fin de nos vies ; et je suis dans une ferme espérance que cet accident n’arrivera point. Mais quelle doit être la douleur, le remords dont les cœurs de cette inexorable famille seront saisis, en recevant les lettres posthumes et celle de M Morden !

J’ai donné des ordres, dans la supposition que le corps sera transporté ; et les femmes ont eu soin de remplir le cercueil de parfums. Le colonel m’a forcé de prendre les billets de banque et les lettres de change qu’il avait apportés. La somme, qui s’est accrue depuis la mort du grand-père, est très-considérable. Depuis que M Morden s’est retiré, je me suis donné la satisfaction de lire les copies des lettres posthumes que mon valet de chambre est allé porter à leur adresse. Que j’ai raison de donner à cette admirable personne le nom de femme divine ! Elle paraît s’être occupée, dans chaque lettre, à consoler ses parens, plutôt qu’à leur reprocher leur cruauté. Mais, si j’étais à leur place, combien n’aimerais-je pas mieux qu’elle m’eût accablé des plus sanglantes récriminations, que de la voir triompher si noblement de mon injustice par une générosité sans exemple ?

Je vous envoie quelques-unes de ces copies. Vous ne manquerez pas de me les renvoyer aussi promptement que vous le pourrez.