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ouvrage de la nature ? Ensuite, après s’être arrêté un moment : ah ! C’est donc pour jamais, ma chère, mon adorable cousine ! Mais, paroissant revenir à lui-même, et s’adressant à moi : pardon, monsieur…, mille excuses, M Belford. Il s’est levé alors, sans rien ajouter ; et se glissant vers la porte : j’espère, monsieur, m’a-t-il dit en sortant, que nous nous reverrons demain. Il est descendu, il est sorti de la maison, et je suis demeuré comme une statue. Lorsque j’ai commencé à rappeler mes esprits, j’avoue que mes premiers mouvemens m’ont porté à trouver de l’injustice dans la dispensation des destinées humaines. J’ai perdu de vue, pendant quelques momens, l’heureuse préparation de Miss Harlove, son passage encore plus heureux, son triomphe dans un événement qui n’est, après tout, que le sort commun ; et j’oubliais que, demeurant après elle, avec la certitude d’arriver au même terme, nous sommes bien éloignés d’être assurés du même bonheur.

Elle est partie pour une meilleure vie quatre minutes précises après six heures ; je venais de jeter les yeux sur sa montre qui était suspendue à côté de moi.

Tels ont été les derniers momens de Miss Clarisse Harlove, dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté. Si l’on considère un âge si tendre, elle n’a laissé personne après elle qui la surpasse en étendue de connaissances et en jugement ; personne qui l’égale peut-être en vertu, en piété, en douceur, en politesse, en générosité, en discrétion, en charité véritablement chrétienne. La modestie et l’humilité, qui relevaient en elle tant de qualités extraordinaires, ne l’empêchant point de faire éclater, dans l’occasion, une rare présence d’esprit et beaucoup de grandeur d’ame, on peut dire qu’elle faisait non seulement l’honneur de son sexe, mais l’ornement de la nature humaine. Une meilleure plume que la mienne peut lui rendre justice avec plus d’éclat. Je parle de la tienne, Lovelace ; car tu sais mieux que personne combien elle était supérieure à toutes les femmes du monde, par les grâces de l’esprit et de la figure, et par toutes les qualités naturelles et acquises. Personne ne rendrait mieux compte aussi des véritables causes d’une mort si prématurée, et de tant d’infortunes qui, du plus haut point de la félicité, ont conduit, dans un espace si court, une femme adorée de tout le monde, à une fin, heureuse à la vérité pour elle-même, mais si peu naturelle et si déplorable pour tous ceux qui ont eu l’honneur de la connaître. C’est donc une entreprise que je t’abandonne. J’ajoute seulement, que je partage avec toi toutes tes peines, à l’exception, ce qui est cruel à dire, de celles qui doivent naître de ton crime et de tes remords.

Jeudi, à 9 heures du matin.

Je reçois une lettre que Mowbray m’écrit en ton nom : mais j’ai prévenu tes désirs ; et divers ordres que j’ai à donner dans cette triste occasion, ne me laissent pas le temps d’entrer dans un nouveau détail. On ne me fait pas une peinture agréable de ta situation. Elle ne m’étonne point ; le temps seul peut te la rendre plus supportable ; c’est-à-dire, si tu parviens à composer avec ta conscience ; sans quoi le mal ne fera qu’augmenter de jour en jour.

Tourville, qui arrive à ce moment, me représente ton affliction. J’espère que tu ne penseras point à te rendre ici. Miss Harlove désire, dans son testament, qu’on ne t’accorde point la liberté de la voir. J’en fais tirer quatre copies. Il est assez long ; car chaque article porte l’explication de ses motifs. Je te promets d’autres éclaircissemens aussi-tôt que je trouverai le temps de t’écrire.

On m’a remis trois lettres adressées à Miss Clarisse Harlove. Mon office me donnant le droit de les ouvrir, je les ai lues, et je t’en promets une copie. Elles sont capables de me faire perdre l’esprit. Quelle joie n’auraient-elles pas causée à la malheureuse Clarisse ! Cependant elles seraient venues trop tard pour changer rien à son sort ; et si ce bonheur lui était arrivé avant le dernier moment de sa vie, elle n’aurait pu dire, avec tant de noblesse, " que le ciel ne lui avait pas laissé d’autre consolation que lui-même ".