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jure, il maudit : toutes ses facultés spirituelles sont enveloppées d’épaisses ténèbres. Quelquefois il se retire dans des coins et des trous, comme un vieux sanglier harassé par les chasseurs. Bon soir là-dessus, Belford. Tourville, et tout ce que nous sommes ici, nous te désirons impatiemment ; car personne n’a sur lui tant d’influence que toi.

Mowbray.



M Belford à M Lovelace.

mercredi, à minuit.

Je veux essayer d’écrire. Quand je me mettrais au lit, il me serait impossible de fermer les yeux. Je n’avais jamais senti le poids de la douleur, comme je viens de l’éprouver en recevant les derniers soupirs de la plus admirable de toutes les femmes, qui jouit à présent de la récompense de ses vertus dans le séjour du bonheur.

Vous apprendrez volontiers les circonstances de son heureux passage. J’ai le temps de rappeler mes esprits ; tout est tranquille autour de moi ; c’est-à-dire, que chacun s’est retiré, quoique personne, j’ose le dire, n’ait pu se promettre de reposer cette nuit, et le triste colonel moins que tous les autres.

à quatre heures, comme je vous l’ai marqué dans ma dernière lettre, on m’a fait appeler. Vous aimez le détail : il faut vous peindre la scène qui s’est présentée à moi lorsque je me suis approché du lit. M Morden s’est attiré le premier mon attention. Il était à genoux, tenant une main de Miss Harlove entre les siennes, le visage baissé dessus, et la mouillant de ses larmes. De l’autre côté, Madame Lovick, noyée dans les siennes, avait la tête appuyée négligemment contre le chevet du lit ; et la tournant vers moi aussi-tôt qu’elle m’a vu : oh ! M Belford, s’est-elle écriée les mains jointes, la chère, l’incomparable miss… un sanglot ne lui a pas permis d’achever. Madame Smith était debout près d’elle, les yeux élevés, et joignant aussi les mains, qu’elle pressait l’une contre l’autre, pour implorer le secours du seul pouvoir dont on pouvait en attendre. Les larmes s’entre-suivaient rapidement sur ses deux joues. La garde était au-dessous de Madame Lovick et de Madame Smith, la tête penchée. Elle tenait dans une main un cordial inutile, qu’elle venait de présenter à sa maîtresse mourante. Ses yeux paroissaient enflés à force de pleurer, quoiqu’elle dût être endurcie, par l’habitude, à ces tristes spectacles ; et les tournant vers moi, elle a paru m’inviter à joindre ma douleur à celle de l’assemblée. La servante de la maison, appuyée contre le mur, pressant des deux mains son tablier sur ses yeux, faisait entendre encore plus distinctement ses sanglots, parce qu’avec moins d’empire sur elle-même, elle était moins capable de les retenir.

Miss Harlove avait gardé le silence depuis quelques minutes ; et, semblant avoir perdu le pouvoir de parler, elle remuait quelquefois les lèvres, sans en faire sortir aucun son. Mais, à mon approche, Madame Lovick avait à peine prononcé mon nom, que, d’une voix foible et intérieure, elle s’est efforcée de le prononcer aussi. Oh ! Monsieur Belford, a-t-elle dit en reprenant haleine presque à chaque mot, c’est à présent, c’est à présent, j’en remercie la bonté du ciel, que je touche à la fin de mes maux. Quelques momens de plus vont me délivrer du fardeau de la vie, et je sens que je vais être heureuse. Consolez, monsieur, consolez le colonel. Voyez si son affection n’est pas blâmable ; il souhaiterait de pouvoir retarder mon bonheur.

Elle s’est arrêtée quelques momens. Ensuite, tournant les yeux sur lui : pourquoi cette profonde tristesse ? La mort n’est-elle pas notre partage commun ? Le corps peut paraître un peu abattu ; c’est tout. Il n’est pas si pénible de mourir que je l’avais cru. La difficulté consiste dans les préparations ; mais, grâces au ciel, le temps ne m’a pas manqué. Le reste, je le vois bien, est plus fâcheux pour les spectateurs que pour moi. L’avenir, auquel je touche, ne me présente rien que d’agréable. En effet, un doux sourire semblait faire rayonner la joie sur son visage.