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cas que celui de la malheureuse Clarisse Harlove. Il est certain aussi qu’une fille qui n’a pas le courage de se donner en spectacle aux yeux du public, doit se précautionner doublement contre les fautes particulières qui peuvent la jeter dans la nécessité de s’exposer à cette confusion. Mais, par rapport à moi, quand on supposerait que l’état de ma santé ne fût pas un obstacle invincible, et quand mon inclination même me porterait à faire éclater mes plaintes, ne serait-il pas à craindre que mes amis ne trouvassent plus de difficultés qu’ils ne se l’imaginent, à la vengeance qu’ils se proposent, lorsqu’on viendrait à savoir que j’ai consenti à donner un rendez-vous clandestin, en conséquence duquel j’ai été lâchement trompée ; que, pendant plusieurs semaines, je n’ai pu me défendre d’habiter sous le même toit avec mon ravisseur ; que j’ai souffert sa compagnie sans me plaindre, et sans qu’il m’ait donné lui-même aucun sujet de plainte ? Il y aurait peu de faveur à se promettre dans une cour de justice, pour mille accusations qui seraient peut-être de plus grand poids devant des juges particuliers ; telles, sur-tout, que les infames méthodes qu’on a sans cesse employées pour ma ruine. Outre la confusion mortelle de devenir comme le jouet du public, chaque bouche ne serait-elle pas prête à répondre que je ne devais pas me livrer au pouvoir d’un homme si dangereux, et que je ne me plains de rien que je n’aye bien mérité ? Mais, en supposant le succès des poursuites et la sentence même de mort, peut-on s’imaginer que la famille du coupable n’eût pas assez de crédit pour le dérober au supplice, sur-tout lorsqu’il est question d’un crime qui passe pour léger aux yeux des hommes, quoique le plus grand et le moins digne de pardon contre une créature qui met son honneur au-dessus de sa vie ? Et moi, ne me couvrirais-je pas de honte, en poursuivant, avec des vues sanguinaires, un homme qui s’est hâté de m’offrir toutes les réparations qui dépendent de lui ?

J’ose dire, monsieur, que telle est l’audace de l’homme à qui mon malheureux sort m’a livrée, telle sa haine contre tous mes proches, qui paraîtrait alors justifiée par leur ancienne aversion pour lui, et par les efforts qu’ils ont faits pour lui ôter la vie, qu’il ne serait pas fâché d’être confronté, dans cette occasion, à mon père, à mes oncles, à mon frère, à moi : et s’il était absous ou pardonné, les ressentimens mutuels n’en deviendraient-ils pas plus vifs ? Alors, mon frère et M Morden seraient-ils plus à couvert ?

Que ces considérations aggravent ma faute ! Il est vrai que, dans l’origine, mes motifs n’ont point été blâmables ; mais j’avais oublié cette excellente maxime, quoique je ne l’ignorasse point, " qu’il ne faut pas commettre un mal dans l’espérance d’un bien ". Convaincu de la pureté de mon cœur et de la fermeté de mes principes, M Lovelace m’a offert le mariage. Il a fait éclater un repentir que j’ai de fortes raisons de croire sincère, quoique la religion n’y ait peut-être aucune part. Dans la même conviction, ses illustres parens, plus tendres pour moi que les miens, se sont réunis pour me presser de lui pardonner et de recevoir sa main. Quoique je ne puisse me rendre à la seconde de ces deux demandes, ne m’avez-vous point appris, monsieur, par les meilleures règles et par les divins exemples, à pardonner les injures ? Celle que j’ai reçue est assurément des plus cruelles ; et les circonstances qui l’ont accompagnée sont d’une noirceur et d’une inhumanité sans exemple. Cependant, grâces au ciel, elle n’a point infecté mon ame. Elle n’a point altéré mes mœurs. Il ne m’en est point resté d’habitude vicieuse. Ma volonté s’est conservée sans tache. Je n’ai ni crédulité, ni foiblesse, ni défaut de vigilance à me reprocher. J’ai triomphé, avec le secours du ciel, des ruses les plus profondes et les plus infernales. Je suis échappée à l’ennemi de ma vertu ; j’ai renoncé à lui ; j’ai eu la force de mépriser l’homme que j’aurais été capable d’aimer. Et la charité n’achevera-t-elle pas mon triomphe ? N’aurai-je pas la satisfaction d’en jouir ? Où serait-il, si le coupable méritait d’obtenir grâce ? Pauvre malheureux ! Il a fait une perte en me forçant de l’oublier ; j’ai l’orgueil de le croire, parce que je connais mon propre cœur. Et moi, je n’ai rien à regretter en le perdant. Mais j’ai de plus, monsieur, un argument qui me paraît suffire seul pour répondre à tous les vôtres. Je sais, mon respectable ami, mon guide et mon directeur dans des tems plus heureux, je sais que vous approuverez les efforts par lesquels je travaille à m’établir dans cette charitable disposition, lorsque je vous aurai déclaré que je me crois fort proche de ce grand et redoutable moment, où le ressentiment de toutes les injures qui ne concernent point l’ame immortelle, doit être absorbé dans de plus hautes et plus importantes considérations.

Voilà ce que j’avais à dire pour moi-même. à l’égard de mes amis, dont je dois souhaiter aussi la satisfaction, Miss Howe