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Sa conduite m’apprend que, pour une femme qui s’embarque une fois avec ce sexe, il est bien difficile de revenir sur ses pas. Une grâce accordée est le prélude d’une autre grâce. Depuis dimanche dernier, il n’a pas cessé de se plaindre de la distance où je le tiens : il se croit autorisé à révoquer mon estime en doute : il se fonde sur la disposition que j’ai marquée à le sacrifier pour ma réconciliation : et cependant il est déjà bien loin lui-même de cette tendresse respectueuse (si ces deux mots peuvent s’accorder) qui m’a portée à quelques aveux dont il semble se prévaloir. Pendant qu’il me parlait à la porte, ma nouvelle servante est venue nous inviter tous deux à prendre le thé. J’ai répondu que M Lovelace pouvait descendre, mais que j’avais une lettre à continuer ; et lui témoignant à lui-même que je me sentais aussi peu d’inclination pour le souper que pour le thé, je l’ai prié de faire mes excuses aux dames de la maison pour l’un et pour l’autre. J’ai ajouté qu’il me ferait plaisir de leur apprendre que mon dessein était de vivre aussi retirée qu’il me serait possible ; et que je promettais, néanmoins, de descendre, le matin, pour déjeûner avec la veuve et ses nièces. Il m’a demandé si je ne craignais pas que cette affectation, sur-tout pour le souper, ne me donnât un air un peu singulier dans une maison étrangère. Vous savez, lui ai-je dit, et vous pouvez rendre témoignage que je mange peu le soir. Mes esprits sont abattus. Je vous demande en grâce de ne me presser jamais contre mon inclination. Ayez la bonté, M Lovelace, d’informer Madame Sinclair et ses nièces de mes petites singularités. Avec un peu de complaisance, elles me les pardonneront. Je ne suis pas venue ici pour faire de nouvelles connaissances. J’ai visité tous les livres qui se trouvent dans mon cabinet. J’en suis fort satisfaite, et je n’en ai que meilleure opinion de mes hôtesses. Le nom de Madame Sinclair est sur quelques ouvrages de piété. La plupart des autres, qui sont des livres d’histoire, de poésie, ou de littérature légère, portent le nom de Sally Martin , ou de Polly Horton , c’est-à-dire des deux nièces. Je suis fort en colère contre M Lovelace ; et vous conviendrez que ce n’est pas sans raison, lorsque vous aurez lu le récit que j’ai à vous faire d’une conversation qui vient de finir ; car ses instances m’ont comme forcée de lui en accorder une dans la salle à manger. Il a commencé par m’apprendre qu’il étoit sorti pour s’informer plus particulièrement du caractère de la veuve. Cette précaution, m’a-t-il dit, lui avait paru d’autant plus nécessaire, qu’il me supposait toujours la même impatience de le voir éloigné. Je lui ai répondu qu’il n’en devait pas douter, et que je ne pensais point qu’il voulut prendre son logement dans la même maison que moi. Mais qu’avait-il recueilli de ses informations ? Il était assez satisfait, au fond, de tout ce qu’il avait appris. Cependant, comme il savait de moi-même que, suivant l’opinion de Miss Howe, mon frère n’avait point encore abandonné son plan, et comme la veuve, qui ne vivait que de ses loyers, avait, dans le même corps-de-logis que j’occupais, d’autres appartemens, qui pouvaient être loués par un ennemi, il ne connaissait pas de méthode plus sûre que de les prendre tous,