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Madame Smith me dit qu’il était venu la veille deux personnes, l’une le matin, l’autre le soir, pour s’informer de sa santé, et qu’elles paroissaient envoyées par sa famille ; mais qu’elles n’avoient pas demandé à la voir, et que leur principale curiosité avait regardé les personnes dont elle reçoit des visites, moi principalement, (quelle pouvait être leur vue ?) sa manière de vivre, sa dépense ; et que l’une des deux avait marqué de l’empressement pour savoir comment elle y pouvait fournir. Madame Smith répondit, suivant la vérité, qu’elle avait été obligée de vendre quelques-uns de ses habits, et qu’elle était à la veille d’en vendre d’autres : sur quoi l’étranger, qui étoit homme de fort bonne mine, dit à Madame Smith, en levant les mains au ciel : " grand dieu ! Quelle triste nouvelle pour quelqu’un ! Je ferai mieux de n’en pas parler ". Madame Smith le pria au contraire de ne rien dissimuler, de quelque part qu’il fût venu. Il branla la tête. " si elle meurt, reprit-il, le monde perdra sa fleur, et la famille d’où elle est sortie ne sera plus qu’une famille commune ". Cette expression me plaît assez. Vous ne serez pas fâché de savoir comment elle a passé le tems, pendant que vous l’avez forcée de quitter son logement pour vous éviter. Madame Smith m’a raconté que lundi matin, lorsqu’elle sortit pour la première fois, elle était dans une extrême foiblesse, et qu’en descendant l’escalier pour se rendre au carrosse avec sa garde, elle poussait de violens soupirs. Elle donna ordre au cocher, qui était loué pour tout le jour, de la conduire où il souhaiterait, pourvu qu’elle y pût respirer l’air. Il la mena vers Highate, où elle fit un léger déjeûner. Ensuite, étant rentrée dans sa voiture, elle se promena lentement jusqu’à midi, qu’elle s’arrêta dans une hôtellerie, pour s’y faire préparer à dîner. Elle y demanda une plume et de l’encre, et pendant deux heures elle ne cessa point d’écrire. On lui servit quelques mets, dont elle s’efforça de goûter ; mais n’ayant pu rien prendre, elle reprit sa plume pendant trois heures entières, après lesquelles, se trouvant un peu pesante, elle s’assit dans un fauteuil. à son réveil, elle ordonna au cocher de la reconduire doucement à la ville, chez une amie de Madame Lovick, où cette vertueuse veuve lui avait promis de se trouver. Mais, se sentant fort mal, elle prit la résolution de retourner assez tard à son logement, quoiqu’elle eût appris de la veuve, que vous y aviez paru, et qu’elle eût sujet d’être choquée de votre conduite. Il lui paroissait, dit-elle, impossible de vous éviter. Elle craignait de n’avoir plus que peu d’heures à vivre ; et l’impression que votre vue ferait sur elle, était capable de la faire mourir à vos yeux.

Elle retourna donc chez Smith, qui lui fit lever plusieurs fois les yeux et les mains d’étonnement par le récit incroyable de vos extravagances. Ne pouvant se déterminer à souffrir la vue d’un homme si endurci, elle prit le lendemain sa chaise ordinaire, pour se faire porter au bord de la Tamise. Là, elle se mit dans un bateau avec sa garde ; car la fatigue du jour précédent ne lui permettait pas de supporter le mouvement d’un carrosse. Elle se fit conduire d’un village à l’autre, s’arrêtant, dans l’occasion, tantôt pour écrire, tantôt pour se faire préparer du thé, ou d’autres rafraîchissemens, qu’elle ne portait pas même à ses lèvres. Vers le soir, elle revint descendre aux degrés du temple, où ses bateliers lui firent venir des porteurs, qui la menèrent comme la veille, chez l’amie de Madame Lovick. Cette femme, qui l’attendait encore, lui dit que vous étiez venu la demander deux fois le même jour, et lui remit une lettre de sa sœur, dont la lecture parut la toucher beaucoup. Elle fut deux fois prête à s’évanouir. Elle pleura fort amérement, en laissant échapper quelques expressions plus vives qu’on n’en avait jamais entendu de sa bouche. Elle traita ses parens de cruels ; elle se plaignit des mauvais offices qu’on ne cessait pas de lui rendre, et des lâches rapports par lesquels on se plaisait à la noircir.