Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/49

Cette page n’a pas encore été corrigée

irréprochable. Mais j’étais destinée à l’infortune. Que le cœur me saigne, de me voir déjà presque obligée de souscrire au caractère que M Morden me trace si vivement d’un libertin, dans la lettre dont je suppose que vous avez fait la lecture ! Est-il possible que ce vil caractère, pour lequel j’ai toujours eu de l’horreur, soit devenu mon partage ? J’ai fait trop de fond sur mes forces. N’ayant rien à craindre des impulsions de la violence, peut-être ai-je levé trop peu les yeux vers le directeur suprême, dans lequel je devais placer toute ma confiance ; sur-tout lorsque j’ai vu tant de persévérance dans les soins d’un homme de ce caractère. Le défaut d’expérience et la présomption, avec le secours de mon frère et de ma sœur, qui ont à répondre de leurs motifs dans ma disgrâce, ont causé ma ruine. Quel mot, ma chère ! Mais je le répète avec délibération, puisqu’en supposant ce qui peut m’arriver de plus heureux, ma réputation est détruite ; un libertin est mon partage : et ce que c’est qu’un libertin, la lettre de M Morden doit vous l’avoir appris. Gardez-la, je vous prie, jusqu’à ce que j’aie l’occasion de vous la redemander. Je ne l’ai lue moi-même que ce matin pour la première fois, parce que je n’avais point encore eu le courage d’ouvrir ma malle. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu’elle tombât sous les yeux de M Lovelace ; elle pourrait devenir l’occasion de quelque désastre entre le plus violent de tous les hommes, et le brave qui se possède le plus, tel qu’on représente M Morden. Cette lettre était sous une enveloppe, ouverte et sans adresse. Qu’ils aient pour moi autant de haine et de mépris qu’ils voudront, je m’étonne qu’ils n’y aient pas joint une seule ligne ; ne fût-ce que pour m’en faire sentir plus vivement le dessein, par le même esprit qui les a portés à m’envoyer Spira. J’avais commencé une lettre pour mon cousin ; mais j’ai pris le parti de l’abandonner, à cause de l’incertitude de ma situation, et parce que je m’attendais de jour en jour à des éclaircissemens plus certains. Vous m’avez conseillé, il y a quelque tems, de lui écrire ; et c’est alors que j’avais commencé ma lettre, par le plaisir extrême que je trouve à vous obéir. Je le dois, lorsque je le puis ; car vous êtes la seule amie qui me reste, et vous avez, d’ailleurs, la même déférence pour les avis que je prends la liberté de vous donner. Pour mon malheur, j’entends mieux à les donner, qu’à choisir entre ceux qu’on me donne : je suis forcée de le dire ; car je me crois perdue par une démarche téméraire, sans avoir rien à me reprocher du côté de l’intention. Apprenez-moi, ma chère, comment ces contrariétés peuvent arriver. Mais il me semble que je puis l’expliquer moi-même : une faute, dans l’origine ; voilà le mystère à découvert : cette fatale correspondance, qui m’a menée si loin par degrés, que je me trouve dans un labyrinthe de doutes et d’erreurs, où je perds l’espérance de découvrir le chemin pour en sortir : un seul pas de travers, par lequel j’ai commencé, m’a conduite à des centaines de lieues hors de mon sentier ; et la pauvre égarée n’a pas un ami, ou ne rencontre pas un charitable passant qui l’aide à se retrouver. Présomptueuse que je suis ! D’avoir trop compté sur la connaissance que j’avais du véritable chemin ; sans avoir appréhendé qu’un feu follet , avec ses fausses lumières, dont j’avais entendu parler tant de fois, ne