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Je l’assurai que j’avais toujours fait cas d’un homme que les peines d’autrui attendrissaient jusqu’aux larmes ; et qu’avec cette disposition de cœur, je pensais aussi qu’on ne pouvait être insensible à ses propres maux. En lui tenant ce discours, je ne pouvais m’empêcher moi-même de marquer visiblement mon émotion. C’est à présent, Belford, interrompit le brutal Mowbray, que je te trouve tout-à-fait insupportable. Notre pauvre ami est déjà d’un point trop bas, et tu ne fais que le ravaler de plus en plus. Cette manière de flatter sa foiblesse, et de joindre tes larmes de femme aux siennes, ne convient point à l’occasion. Lovelace te dirait la même chose, s’il était ici. Tu es une impénétrable créature, lui répondis-je du même ton ; et très-peu propre à figurer dans une scène dont tu ne seras capable de sentir les terreurs que lorsque tu les éprouveras pour toi-même. Alors, si tu as le tems de les sentir, j’engage ma vie contre la tienne, que tu marqueras autant de foiblesse que ceux à qui tu as la dureté d’en reprocher. Le sauvage animal répliqua qu’il avait autant d’amitié que moi pour Belton, et qu’il n’en croyait pas moins que flatter la foiblesse d’un ami, c’était l’augmenter. J’ai vu plus d’un malfaiteur, ajouta-t-il pour soutenir sa misérable thèse, aller au gibet avec plus de fermeté que vous n’en marquez tous deux. J’aurais laissé ce grossier raisonnement sans réponse : mais le pauvre Belton répondit, pour lui-même, que ceux dont Mowbray citait l’exemple n’étoient pas affoiblis par d’aussi longues infirmités que les siennes ; et se tournant vers moi : compte, cher Belford, que les marques de ta pitié sont un baume que tu verses dans mes plaies. Laissons à Mowbray l’honneur de voir d’un œil indifférent les souffrances d’un ami, et trouver un sujet de raillerie dans la tendresse de nos sentimens.

L’endurci Mowbray prit le parti de se retirer, de l’air d’un Lovelace, plus stupide seulement, bâillant, étendant les bras, au lieu de fredonner comme tu as fait chez Smith. J’assistai le malade à se remettre dans son lit. Il étoit réellement si foible, que n’ayant pu supporter cette fatigue, il s’évanouit entre mes bras ; et je le croyais tout-à-fait parti. Mais étant revenu à lui-même, et le médecin lui ordonnant le repos, j’allai joindre au jardin le brave Mowbray, qui prit plus de plaisir à parler des folies de Lovelace, que de la mort et du repentir de Belton.

Je revis le malade au soir, avant que de me retirer ; ce que je fis de fort bonne heure, pour éviter la compagnie de Mowbray, car sa froide insensibilité me le rendait insupportable. Il est si horrible, qu’après avoir vécu avec un homme dans une étroite liaison, après avoir fait profession de l’aimer jusqu’à ne pouvoir souffrir d’autre compagnie, jusqu’à faire de longs voyages pour en jouir, et jusqu’à tirer l’épée pour soutenir sa querelle, sans en examiner la justice, on puisse le voir réduit au plus triste état d’esprit et de corps, avec moins de penchant à plaindre sa misère qu’à la tourner en raillerie, parce qu’on le croit plus sensible à ses peines qu’un criminel qu’on mène à l’exécution, et qui doit peut-être son insensibilité à l’ivrognerie ; cette façon de penser me paraît, dis-je, si révoltante pour la nature et la raison, que j’eus besoin de toute ma patience pour ne pas traiter Mowbray beaucoup plus mal. Je me rappelai, à cette occasion, ce que Miss Harlove me disait un jour en parlant d’amitié, et des devoirs que la mienne m’impose pour vous : comptez M Belford, me dit cette divine fille, que tôt ou tard vous serez convaincu que ce que vous appelez amitié n’en est qu’une vaine ombre, et que rien n’est digne de ce nom, s’il n’a la vertu pour fondement.

Dimanche matin, je fus appelé, à la prière de Belton, et je le trouvai