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Si tu veux qu’on te croie sincère dans le désir de toucher Miss Harlove en ta faveur, ta ridicule conduite chez ses hôtes est un admirable moyen de la ramener à toi, lorsqu’elle lui sera représentée ! Qu’en penses-tu toi-même ? Elle la confirmera, sans doute, dans l’opinion que le tombeau est préférable pour elle, à un mari qui n’est pas plus capable de réflexions que de remords ; sur-tout après une maladie aussi sérieuse que la tienne.

Mon inquiétude est extrême pour sa situation. Elle étoit, samedi dernier, dans un abattement si excessif, que je ne pus prendre ses ordres avant mon départ. être chassée de son logement, lorsqu’elle est à peine en état de quitter son lit, c’est un traitement si cruel qu’il ne peut venir que du même cœur qui s’est rendu coupable de tant d’autres barbaries. Ne conviendras-tu pas, avec un peu de réflexion, qu’il y a plus que de la cruauté à t’être fait un amusement, sans aucune vue qui puisse répondre à tes propres espérances, de chasser de place en place une malheureuse fille, qui, portant déjà, comme une biche innocente, la flêche mortelle dans son sein, ne cherche qu’un asile contre toi dans les ombres de la mort ?

Mais je t’abandonne à ta conscience, et je veux te faire la peinture d’une scène qui aura peut-être plus de force pour te rappeler à toi-même, parce que tu dois en être un jour le principal acteur, et que c’est aujourd’hui le tour d’un de tes meilleurs amis, que j’ai vu pendant quatre jours dans un état dont l’horreur m’est toujours présente ; sans compter que, sortant du même danger, il est impossible qu’il n’ait pas excité quelques momens ton attention : car, au fond, malgré les emportemens de ta folle gaieté, malgré toutes tes extravagances, il faut, Lovelace, que cette infaillible vérité demeure gravée dans ta mémoire ; que la vie, à laquelle nous sommes si fortement attachés, mérite à peine le nom de vie ; que c’est une simple course, où la respiration manque bientôt ; et qu’à la fin de la plus longue, et, si tu veux, de la plus heureuse, ton sort sera de mourir comme Belton.

Tu as su, par Tourville, l’arrangement que nous avons mis dans les affaires temporelles du pauvre malheureux. Nous étions fort éloignés de croire sa fin si proche. Cependant lorsque j’arrivai à sa maison samedi au soir, je le trouvai excessivement mal. Il venait de quitter son lit, pour se mettre dans un fauteuil ; soutenu d’un côté par sa garde, et de l’autre par Mowbray, le plus dur et le moins compatissant personnage qui soit jamais entré dans la chambre d’un malade, tandis que les domestiques s’efforçaient de rendre ses matelas plus commodes. La mauvaise humeur se joignait à la maladie, sans autre cause que son lit de plume, qu’il trouvait trop dur.

Il avait désiré de me voir, avec tant d’impatience, que tout le monde se réjouissant de mon arrivée, j’entendis Mowbray qui lui disait, en m’entendant monter : console-toi, Belton ; tu verras enfin notre honnête ami Belford.

Où est-il ? Où est-il ? S’écria le pauvre homme. Dans le transport de sa joie, il aurait voulu se lever pour me recevoir ; mais sa foiblesse le retint sur sa chaise. Après s’être un peu remis, il me nomma son meilleur ami, son ami de cœur ; mais se mettant à verser un ruisseau de larmes : ô Belford ! Me dit-il, cher Belford ! Vous voyez l’état où je suis. Quel changement ! Réduit si bas, et dans un espace si court ! Me reconnaissez-vous ? Reconnaissez-vous votre pauvre Belton ? Je ne vous trouve pas si changé, mon cher Belton. Mais je m’aperçois que vous êtes foible, très-foible, et j’en suis fort affligé. Foible, hélas ! Oui, mon très-cher Belford : plus foible encore, s’il est possible, d’esprit que de corps (il s’est remis à pleurer) ; sans quoi m’attendrirais-je à ce point sur ma propre situation, moi qui n’ai jamais connu la foiblesse et la crainte ? J’ai honte de moi-même. Mais ne me regarde pas avec mépris, cher Belford ; je t’en supplie, ne me méprise point.