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dans la boutique, n’appercevant ni banc ni chaise, je me suis saisi de la place du comptoir, et j’ai pris séance sur une sorte de canapé, entre deux ais chargés de sculpture, qui se terminent en arc. C’est une espèce de trône, que ces fiers marchands se donnent, à l’imitation des monarques ; tandis qu’un simple tabouret de bois, placé vis-à-vis d’eux, sert de siége à ceux par lesquels ils gagnent leur pain. Telle est la dignité du commerce, dans une nation qui en est idolâtre.

Je sais que tu trouveras de l’impudence dans ce récit ; mais je te l’ai fait exprès, pour te donner occasion de t’emporter contre moi, et de m’appeler endurci, ou de tout autre nom que tu voudras. Considère néanmoins, premièrement, que je sortais d’une maladie dangereuse, et que j’étais fort aise de me trouver en vie ; ensuite, que je me voyais trompé par l’absence imprévue de ma charmante, et si piqué du mauvais accueil de Jean, que je n’avais pas d’autre moyen pour éviter d’être de fort mauvaise humeur contre tout ce qui s’offrait à moi. Mais songe, sur-tout, que j’étais à la porte du temple, c’est-à-dire, dans un lieu tout rempli des influences de ma divinité : et puis, quelle joie d’être convaincu, par son absence, qu’il était impossible qu’elle fût aussi mal que tu me l’avais représentée ! Ajoute encore que je connais, au beau sexe, du goût pour la gaieté et la plaisanterie. La chère personne a toujours pris plaisir elle-même à mon enjouement naturel, et se faisait un amusement de mes folles imaginations. Si Jean et sa femme lui avoient appris, à son retour, que j’eusse fait le rôle d’un sot dans leur boutique, son mépris pour moi n’aurait fait qu’augmenter. Enfin, j’étais persuadé que les gens de cette maison avoient une terrible idée de moi, qu’ils me regardaient sans doute comme un sauvage, comme un furieux qui ne respirait que le sang, et qui ne connaissait pas la pitié ; comme un mangeur de femmes, auquel ils s’attendaient peut-être à voir les griffes d’un lion, et les moustaches d’un tigre. En bonne politique, je devais leur faire connaître la douceur et l’innocene gaieté de mon caractère, pour me faire deux amis de Jean et de Joseph, en les familiarisant tout d’un coup avec moi. à présent qu’ils sont faits à mon humeur, et que Madame Smith a vu de ses propres yeux que j’ai le visage, les mains et le regard d’un homme, que je marche droit, que je parle, que je ris, que je badine comme un autre, je suis sûr qu’à ma première visite, je leur trouverai de l’ouverture et de la complaisance, et qu’ils me verront avec aussi peu d’embarras que si nous nous connaissions depuis long-temps. Lorsque je suis retourné chez la Sinclair, j’ai commencé à la maudire, elle et toutes ses nymphes. Je me suis furieusement emporté, au souvenir de l’horrible arrêt. J’ai reproché au vieux serpent de m’avoir perdu de réputation, et d’être cause que je ne suis point marié, c’est-à-dire heureux, par l’amour de la plus excellente personne de son sexe. Elle s’est efforcée de m’appaiser ; et dans cette vue, l’infame n’a pas eu honte de me proposer ce qu’elle appelle un nouveau visage. Laisse-moi, laisse-moi, me suis-je écrié ; jamais je ne verrai avec plaisir d’autre visage que celui de Miss Harlove.

Toutes les nymphes n’ont pas laissé de me tourmenter beaucoup par leurs questions. Elles m’ont dit que tu les as vues très-rarement ; que, si tu as paru chez elles, c’était pour y prendre un air insupportable de gravité ; qu’à peine y es-tu demeuré quatre minutes ; que tu ne sais plus louer que Miss Harlove, et déplorer sa situation ; en un mot, que tu les méprises ; qu’il ne sort de ta bouche que des sentences, et qu’elles ne doutent point que tu ne sois bientôt un homme perdu, c’est-à-dire, marié. Une jolie peinture, comme tu vois !

Je ne t’ai pas dit qu’en sortant de chez Smith, j’ai donné ordre à Will d’aller changer d’habit, et de revenir bien déguisé aux environs de la boutique, pour observer le retour et tous les mouvemens de ma charmante. Les miens seront réglés par ses informations ; car je veux voir et je verrai absolument cette chère personne. Cependant j’ai promis à milord d’être chez lui dans trois jours au plus tard. Sa tendresse est fort augmentée pour moi, depuis ma maladie. Je compte que l’espérance de mon départ, telle que je l’ai laissée à Smith, raménera bientôt cette belle à Londres, s’il est vrai qu’elle en soit sortie ; et comme ton laquais ne fait qu’aller et venir, peut-être recevras-tu demain une autre de mes lettres.