Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/46

Cette page n’a pas encore été corrigée

sa sphère ! On vous rend cette justice, ma chère cousine, que vos qualités naturelles et acquises sont dans un degré si rare, que pour le bonheur d’autrui, comme pour le vôtre, tous vos amis doivent souhaiter que votre attention ne soit pas bornée à des égards qu’on peut nommer exclusifs et purement personnels. Mais examinons, par rapport à vous-même, les suites de ces égards ou de cette préférence dont on vous soupçonne pour un libertin. Une ame aussi pure que la vôtre, se mêler avec une des plus impures de son espèce ! Un homme de ce caractère occupera tous vos soins. Il vous remplira continuellement d’inquiétude pour lui et pour vous-même. Puissance divine et humaine, loix les plus saintes, vous lui verrez braver tout ce qui est respecté par les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Pour lui plaire, et pour vous conserver quelque pouvoir sur son cœur, vous serez obligée probablement de renoncer à vos plus louables inclinations ; d’entrer dans ses goûts et dans ses plaisirs ; d’abandonner vos compagnies vertueuses, pour vous livrer aux siennes. Peut-être serez-vous abandonnée des vôtres, à cause du scandale continuel de ses actions. Espérez-vous, chère cousine, qu’avec un tel homme vous puissiez être long-temps aussi bonne que vous l’êtes à présent ? Si vous ne devez pas l’espérer, voyez donc laquelle de vos vertus présentes vous êtes disposée à lui sacrifier, et lequel de ses vices vous vous croyez capable d’imiter pour lui plaire. Comment pourriez-vous perdre le goût d’aucun de ces devoirs que vous trouvez aujourd’hui tant de douceur à remplir ? Et si vous cédez une fois, comment serez-vous sûre du point auquel il vous sera permis de vous arrêter ? Votre frère convient que, pour l’agrément de la personne, M Solmes n’est pas comparable à M Lovelace. Mais qu’est-ce que la figure aux yeux d’une fille telle que vous ? Il reconnaît aussi que l’un n’a pas les manières de l’autre ; mais cet avantage, sans mœurs, vous paraît-il mériter la moindre considération ? Il serait bien plus avantageux pour une femme, de prendre un mari dont elle aurait à former les manières, que de les trouver toutes formées aux dépens de ses mœurs ; prix auquel on n’achète que trop souvent les qualités qu’on se propose d’acquérir dans les voyages. Ah, ma chère cousine, si vous pouviez vous trouver ici avec nous, soit à Florence, d’où je vous écris, soit à Rome, soit à Paris, où j’ai résidé aussi fort long-temps, et voir quelle sorte de fruit la plupart de nos jeunes gens remportent de ces villes fameuses, vous les aimeriez mieux tels qu’ils sont à leur première poste, lorsqu’on suppose que leur grossiéreté naturelle a besoin de se polir hors de leur patrie, que tels qu’ils vous paraîtraient à la dernière. Vous en voyez la différence à leur retour. Les modes, les vices, et souvent les maladies des pays étrangers, font l’homme accompli. Joignez-y le mépris de son propre pays et de ceux qui l’habitent, quoiqu’il mérite plus de mépris lui-même que le plus méprisable de ceux qu’il méprise : voilà généralement, avec un mélange d’effronterie qui ne rougit de rien, ce qu’on appelle un gentilhomme qui a voyagé. Je sais que M Lovelace mérite une exception. Il a réellement des qualités distinguées et du savoir. Il s’est acquis de l’estime à Florence et à Rome ; et l’éclat de sa figure, joint au tour noble et généreux de son esprit, lui a donné de grands avantages. Mais il n’est pas besoin de vous dire qu’un libertin homme de sens est infiniment plus dangereux qu’un libertin sans génie. J’ajouterai même que c’est la faute de M Lovelace,