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nécessité, que je n’y puis penser moi-même sans impatience ; et je ne connais qu’un homme au monde qui le puisse. Ce M Hickman a quelque chose d’un peu trop manièré dans l’air et dans le langage ; mais il m’a paru d’ailleurs fort sensé, fort aimable, et je ne trouve pas qu’il mérite le ton dont vous le traitez, ni le portrait que vous faites de lui. Tu es réellement un étrange mortel. Parce que tu renfermes, dans la figure, dans les manières et dans l’esprit, plus d’avantages que je n’en ai jamais vu rassembler, avec un visage qui en imposerait à l’enfer même, tu ne trouves aucun autre homme qui te paroisse supportable. C’est sur un principe si modeste que tu ris de quelques-uns d’entre nous, qui, n’ayant pas ta confiance pour leur dehors, emploient le secours d’un tailleur et d’un perruquier pour cacher leurs défauts, et que tu nous reproches de ne faire qu’annoncer, par l’enseigne de notre parure, ce que nous portons dans le magasin de notre ame. Tu crois nous humilier beaucoup. Mais, je te prie, Lovelace, dis-moi, si tu le peux, quelle sorte d’enseigne tu choisirais, si tu étais obligé d’en prendre une qui servît à nous donner une idée claire des richesses de ton ame. M Hickman m’a dit que Miss Howe consentait, depuis quelques semaines, à le rendre heureux, et que tous les articles sont même signés ; mais qu’elle est déterminée à différer son mariage aussi long-temps que sa chère amie sera dans l’infortune. N’est-ce pas un charmant exemple de la force de l’amitié dans les femmes ; quoique toi, moi, et tous nos associés, nous l’ayons souvent tournée en ridicule, comme une chimère du premier ordre, entre des femmes du même âge, du même rang, et d’égales perfections ? Mais, de bonne foi, Lovelace, je vois de plus en plus qu’avec notre arrogance et notre vanité, il n’y a pas d’ames plus étroites que celles des libertins. Je veux t’expliquer comment ce malheur nous arrive. Notre premier goût pour le libertinage nous rend généralement sourds à toutes sortes d’instructions. Ainsi, nous ne pouvons jamais être que des demi-savans dans les connaissances auxquelles on nous applique ; et, parce que nous ne voulons rien apprendre de plus, nous nous croyons au sommet du savoir. Cependant, avec une vanité sans bornes, une imagination mal réglée, et très-peu de jugement, nous commençons bientôt à faire les beaux-esprits. De-là, nous passons à croire que nous avons toutes les lumières en partage, et à mépriser ceux qui sont plus sérieux que nous, et qui apportent plus de travail à s’instruire, comme des personnages flegmatiques ou stupides, qui ne connaissent pas les plaisirs les plus piquans de la vie. Cette opinion de nous-mêmes ne manque pas de nous rendre insupportables aux personnes qui joignent quelque mérite à la modestie, et nous oblige de nous resserrer dans les sociétés de notre espèce. Nous perdons ainsi toute occasion de voir ou d’entendre ceux qui auraient le pouvoir et la volonté de nous faire connaître ce que nous sommes ; et, concluant que nous sommes en effet les plus jolis hommes du monde, les seuls qui méritent le nom de gens d’esprit, nous regardons avec dédain ceux qui ne prennent pas les mêmes libertés, et nous nous imaginons que le monde n’est fait que pour nous. à l’égard des connaissances utiles, comme nous ne nous arrêtons qu’à des surfaces, tandis que les autres se donnent la peine d’approfondir, nous sommes méprisés avec raison de toutes les personnes sensées, qui ont de véritables notions de l’honneur, et qui possèdent des talens distingués. Ainsi, fermant les yeux sur notre misère, tous