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les expliquer, vous concluriez de mon silence, que j’ai l’esprit obstiné ou le cœur implacable. Ces deux reproches, si l’un ou l’autre était juste, supposeraient une étrange disposition dans une personne qui ne parle et qui ne s’occupe en effet que de la mort. Cependant, prétendre que le ressentiment n’ait aucune part à ma détermination, ce serait tenir un langage auquel personne n’ajouterait foi. J’ai des ressentimens, j’en conviens, ma chère ; et des ressentimens fort vifs : mais ils ne sont pas injustes ; et vous en serez convaincue, si vous ne l’êtes pas déjà, lorsque vous aurez appris toute mon histoire. Entre plusieurs raisons, je vous en apporterai une dont j’espère que vous serez frappée vous-même ; mais après avoir reconnu que j’ai des ressentimens, je veux commencer par celles qui viennent de cette source, dans l’espérance qu’ayant une fois déchargé mon cœur sur le papier et dans le sein de ma fidèle Miss Howe, ces importunes passions n’y rentreront plus, et feront place à des sentimens plus doux et plus agréables. Apprenez donc, ma très-chère amie, que ma fierté, quoiqu’extrêmement mortifiée, ne l’est point encore assez, s’il faut reconnaître que c’est une nécessité pour moi de choisir un homme dont les actions ne m’inspirent et ne doivent m’inspirer que de l’horreur. Quoi, ma chère ! Après avoir été traitée avec une barbarie si perfide et si préméditée, qu’il m’est également impossible, et d’y penser sans douleur, et de le raconter avec modestie, je laisserais approcher de mon cœur un cruel qui m’a si peu respectée ? Je ferais le vœu d’une éternelle soumission pour un si méchant homme, et je souhaiterais mon bonheur dans une autre vie, en m’unissant avec un coupable dont je connais les crimes ? Votre Clarisse vous paraît-elle si perdue, ou du moins tombée si bas, que, pour réparer aux yeux du monde une réputation ruinée, elle doive avoir humblement recours à la générosité, et peut-être à la compassion d’un homme qui l’en a dépouillée par des voies si barbares ? En vérité, ma chère, je regarderais le repentir de mes imprudences comme une spécieuse illusion, s’il y entrait le moindre désir d’être sa femme. Je dois ramper apparemment devant mon ravisseur, et le remercier sans doute de la misérable justice qu’il me rend ! Ne croyez-vous pas déjà me voir les yeux baissés devant ses amis et devant les miens, dépouillée de cette noble confiance qui naît du témoignage d’un cœur sans reproche ? Ne me voyez-vous pas humiliée dans ma propre maison, préférant mes honnêtes femmes-de-chambre à moi-même, n’osant ouvrir les lèvres pour leur donner un avis ou leur faire un reproche, dans la crainte qu’un regard hardi ne m’avertisse de rentrer en moi-même, et de ne pas attendre d’autrui plus de perfection que de moi ? Mettrai-je un misérable en droit de me reprocher sa générosité, sa pitié, et de me faire souvenir peut-être des fautes qu’il m’aura pardonnées ? éloignée comme j’étais de le croire capable de tant de bassesse et de noirceur, je me promettais autrefois de le rappeler à la vertu. Je m’étais follement imaginée qu’il m’aimait assez pour souffrir mes exhortations, et pour attacher quelque poids à mon exemple ; d’autant plus que je lui croyais assez bonne opinion de mon jugement et de mes principes. Mais que me reste-t-il aujourd’hui de toutes ces espérances ? Si j’acceptais sa main, aurais-je bonne grâce de lui recommander la vertu et les bonnes mœurs, lorsqu’il se rappellerait que je lui ai fourni moi-même l’occasion de me faire abandonner mon devoir ? D’ailleurs supposons toutes les suites du mariage, c’est-à-dire, des enfans nés d’un tel père : quelle serait ma douleur de penser continuellement, à la vue d’une innocente famille, que, sans un miracle, celui dont elle tiendrait le jour serait destiné à tous les châtimens du vice, et que ses exemples, peut-être, n’attireraient sur elle que la malédiction du ciel ? Qui sait même si ma coupable complaisance pour un homme qui me croirait obligée à la soumission, n’exposerait pas mes propres mœurs, et si, loin de contribuer à sa réformation, je n’aurais pas la foiblesse de l’imiter ? Ainsi je répète hardiment que je le méprise. Si je connais le fond de mon cœur, je le méprise de bonne foi. Je le plains aussi. Tout indigne qu’il est de ma pitié, je ne laisse pas de le plaindre : mais c’est un sentiment dont je ne serais pas capable si je l’aimais encore ; car il me paraît certain, ma chère, que l’ingratitude et la bassesse, dans l’objet de notre amour, ne peuvent causer que de la douleur. Je ne l’aime donc plus ; mon ame dédaigne toute espèce de communication avec lui. Mais quoiqu’un juste ressentiment ait eu la force de me conduire à ce point, je ne me suis pas laissée emporter par ses mouvemens tumultueux, jusqu’à perdre toute attention pour le parti qui me resterait à choisir, si le ciel, pour alonger le temps de ma pénitence, me condamnait à vivre encore. Dans mes plus profondes réflexions, le célibat s’est offert comme le seul genre de vie qui me convienne. Cependant ne faut-il pas supposer que, jusqu’à ma dernière heure, je passerai le tems à me rappeler mes