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moi d’observer que vous êtes ici sans secours ; et je connais assez votre malheureuse situation, pour juger qu’elle vous expose à plus d’un embarras. Elle allait m’interrompre, et j’ai lu dans ses yeux un air de mécontentement ; mais je lui ai demandé la permission de continuer. J’ai cherché vingt fois, lui ai-je repris, une occasion pour cette ouverture. Jusqu’à présent la hardiesse m’a manqué. Puisque la glace est rompue, souffrez seulement que je prenne la qualité de votre banquier. Je sais que les obligations vous pèsent ; mais vous n’en aurez à personne. Votre bien vous suffit, s’il était entre vos mains ; et je consens à me rembourser par les voies communes, soit que le ciel vous conserve ou vous ôte la vie. Je vous assure, de plus, que mon malheureux ami ne saura jamais que vous ayez accepté mes offres. Permettez que cette bagatelle… et j’ai laissé tomber derrière son fauteuil un billet de banque de cent livres sterling, que j’avais apporté dans cette vue. Tu n’en aurais jamais rien su, si j’avais pu l’engager effectivement à le recevoir. Mais, après m’avoir témoigné civilement qu’elle n’était pas insensible à la reconnaissance, elle m’a déclaré d’un ton absolu, qu’elle n’entendrait plus un mot de ma bouche avant que j’eusse repris mon billet. Je n’ai pu résister à ses ordres ; et lorsque je lui ai fait des excuses, en lui disant encore que je ne pouvais supporter qu’une ame telle que la sienne fût exposée à des embarras de cette nature, parce que la privation d’une abondance dans laquelle elle était née… elle m’a répondu, en m’interrompant : " votre bonté, monsieur, vous fait juger trop favorablement de moi. Cependant j’espère que rien n’aura le pouvoir d’affoiblir mes principes ; la décadence de ma santé servira de plus en plus à m’y confirmer. Ceux qui m’ont fait languir quelques jours dans une prison, s’étoient promis sans doute que cette cruelle méthode me forcerait d’entrer dans toutes leurs mesures ; mais j’ai reçu du ciel une ame supérieure à la fortune. Les personnes de cette espèce connaissent peu la force des principes naturels, lorsqu’elles se figurent que la prison ou le besoin puisse les faire oublier, pour éviter des maux qui ne sauraient être d’une plus longue durée que la vie ". Quelle grandeur ! Il n’est pas surprenant qu’une vertu si bien établie ait résisté à tes artifices ; et que, pour arriver à ton malheureux but, elle t’ait forcé d’avoir recours à d’horribles inventions qui lui ont ôté l’usage des sens. Les deux femmes ont paru extrêmement touchées, et j’ai entendu Madame Lovick, qui disait à l’oreille de l’autre : ce n’est point une femme, Madame Smith ; c’est un ange que nous avons avec nous. Elle a paru satisfaite de la soumission que j’avais eue pour ses volontés ; et nous ayant priés tous d’approcher un peu plus près d’elle : " vous m’avez témoigné plusieurs fois, a-t-elle repris, en s’adressant aux deux femmes, quelque désir d’apprendre une partie de mon histoire. Aujourd’hui que vous me paroissez libres, et que M Belford, à qui j’ai diverses raisons de croire que toutes mes aventures sont connues, peut vous rendre témoignage de la vérité de mon récit, je veux satisfaire votre curiosité ". Les deux femmes ont marqué beaucoup d’empressement pour l’entendre. Elle a commencé une narration que je m’efforcerai de répéter ici dans ses propres termes ; car je suis persuadé, Lovelace, qu’il vous paraîtra fort important d’apprendre quel tour elle donne à vos barbaries, et de connaître le fond de ses sentimens. Vous jugerez vous-même quel fond vous devez faire sur les espérances que vos amis conservent en votre faveur. " lorsque j’ai pris ce logement, nous a-t-elle dit, je ne me proposais pas d’y faire un long séjour. C’est ce que je vous dis alors, Madame Smith ; et j’évitai, par cette raison, de me faire connaître autrement que pour une jeune et malheureuse créature que la séduction avait enlevée aux meilleurs parens du monde, et que le ciel venait de sauver des plus dangereuses mains. Je me crus obligée de vous donner cette courte explication, pour diminuer votre surprise, à la vue d’une jeune fille qui arrivait chez vous tremblante, hors d’haleine, vêtue d’une mauvaise robe pardessus la sienne, demandant tout à la fois un logement et de la protection, n’ayant que sa