chère amie, elle était portée à se persuader qu’elle pouvait prendre confiance à ma parole, et retourner à son dernier logement ; et que, malgré toutes les trahisons qu’elle avait éprouvées, il lui paroissait impossible que je pusse me prêter au dessein de la faire rentrer dans une maison qu’elle ne pouvait nommer sans horreur. Je l’ai assurée, dans les termes les plus forts, quoiqu’avec la précaution de n’y mêler aucun serment, que tu étais résolu de ne lui jamais causer de chagrin ; et, pour dissiper jusqu’à l’ombre du soupçon, je lui ai dit qu’à ta prière expresse, mon premier soin serait de faire porter ses habits et ses autres effets dans son nouveau logement. Cette proposition lui a fait plaisir. Elle m’a confié aussitôt ses clés, en me demandant, si Madame Smith ne pouvait pas m’accompagner, parce qu’elle avait là-dessus quelques instructions à lui donner. Je lui ai promis de respecter tous ses ordres. Eh bien, m’a-t-elle dit alors, j’accepte la chaise que vous m’offrez. Je suis descendu sur le champ, sous prétexte de faire appeler les porteurs, mais pour me ménager aussi l’occasion de faire quelques libéralités aux gens de la maison. Comme ils ne s’étoient pas mal conduits, on ne pouvait pas leur faire un crime de leur excessive pauvreté. J’ai fait venir aussi le chirurgien, qui ne m’a pas paru moins pauvre ; et je l’ai payé au-delà de ses espérances. Pendant que j’étais occupé de ce soin, Miss Harlove s’est efforcée de lire les lettres que je lui avois remises, et n’en a pas paru peu touchée. Elle a dit à la femme de Rowland, qu’elle ne tarderait point à reconnaître les civilités de son mari et les siennes, ni à payer le chirurgien, dont elle l’a priée de lui envoyer le compte. Elle a donné quelque chose à la servante, sans doute la seule demi-guinée qui lui restoit. Ensuite, osant se fier à ses jambes tremblantes, elle est descendue, en s’appuyant sur l’épaule de Madame Rowland. Je me suis avancé pour la recevoir. Elle n’a pas fait difficulté d’accepter l’offre de mon bras. Je me reproche, m’a-t-elle dit, en marchant vers la porte, de vous avoir traité un peu durement. Mais, si vous saviez tout, vous n’auriez pas de peine à me pardonner. Ah ! Madame, ai-je répondu, j’en sais assez pour vous regarder comme la première de toutes les femmes, et la plus barbarement offensée. J’avais donné ordre à mon laquais, qui n’a pas paru devant elle, et que son deuil rend moins remarquable, de ne pas perdre la chaise de vue, et de me venir rendre compte de ses observations aussitôt qu’il l’aurait vue rentrée chez Smith. Il ne s’est pas mal acquitté de cette commission. étant entré dans la boutique avant l’arrivée de la chaise, sous prétexte d’acheter du tabac, il m’a raconté qu’elle a été reçue avec des transports de joie par Madame Smith, qui ne faisait qu’arriver comme elle, et qui se disposait à la visiter chez Rowland. ô Madame Smith ! Lui a-t-elle dit en entrant, ne m’avez-vous pas crue morte ? Vous ne vous imagineriez pas tout ce que j’ai souffert depuis que je ne vous ai vue. Je sors d’une prison ; j’ai été arrêtée en pleine rue pour des dettes supposées. Mais, grâces au ciel ! Je me revais chez vous. Je vais me mettre au lit. Je n’ai pas quitté mes habits depuis jeudi dernier. Elle est montée aussitôt, en s’appuyant sur le bras d’une servante. Mais n’admires-tu pas cette noble ouverture de cœur qui règne dans tous ses discours et dans toutes ses actions ? elle sort d’une prison, dit-elle devant un étranger, devant une servante. Elle l’aurait dit de même devant trente personnes, s’il s’en étoit trouvé autant dans la boutique de Smith. Ce qu’elle ne peut cacher à ses propres yeux, comme je me souviens qu’elle te l’a dit à toi-même, elle s’embarrasse peu de le cacher au public. J’ai conclu qu’elle ne pense plus à garder aucune mesure avec toi. Cependant, être capable de faire des vœux pour ton changement, comme elle en a fait dans sa prison, (je te répéterai souvent le mot de prison, pour te mettre en furie,) n’est-ce pas marquer que la vengeance a peu de part aux mouvemens de son cœur, quoiqu’elle paroisse ferme dans ses ressentimens ? C’est une autre excellence dans le caractère de cette admirable femme. A-t-on jamais connu quelqu’un de son sexe ou du nôtre, qui ait su mettre une juste distinction entre le ressentiment et le désir de la vengeance ? Quel malheur, qu’une femme de ce mérite ait essuyé des traitemens si barbares ! Si le ciel t’avait fait naître sur le trône, je suis persuadé que tes cruelles injustices pour cet innocent chef-d’ œuvre de la nature, auraient été jugées comme un crime national, et que la guerre, la peste ou la famine en auraient été l’expiation. Mais, n’étant qu’un particulier, tu trouveras ta punition dans l’autre vie, comme elle est sûre d’y trouver sa récompense, sans compter les châtimens que tu dois craindre de la justice de ton pays et de la vengeance de sa famille. Ne ris point de cette menace. L’effet en est certain, s’il y a, comme je me le persuade de plus en plus, un état futur de discernement et de rétribution. Autrement, par quelle horrible injustice le malheur d’une créature innocente serait-il si peu proportionné à ses fautes ? Et pour toi, quand, par quelque accident dont je te crois digne, il t’arriverait d’être brûlé vif dans ton lit, quelle proportion entre des flammes passagères et les abominables bassesses dont tu t’es rendu coupable, au mépris de toutes les obligations divines et humaines ? J’étais résolu de ne pas perdre un moment, pour faire porter à cette divine femme tout ce qu’elle avait laissé dans son enfer. Je me suis fait amener chez elle en carrosse, après m’être informé de sa santé, qui s’altère de plus en plus, et l’avoir fait prier de donner ses ordres à la femme de Smith, qui devait m’accompagner. Nous nous sommes rendus chez ta Sinclair. Madame Smith, à qui j’ai donné les clés, a compté de ses propres mains tout le linge et les habits. J’ai fait tout enfermer dans les malles et les boëtes. Il s’est trouvé la charge de deux carrosses. Si je n’avais pas été présent, la Sinclair et ses nymphes auraient détourné une
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