Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/347

Cette page n’a pas encore été corrigée

elle doit apporter tous ses soins à me persuader que Lovelace est le seul, dans l’univers, à qui elle pût faire la même grace. Mais, hélas ! Belford, tu ne sais pas tous mes embarras. Que ferai-je actuellement de cette admirable fille ? Je suis fâché de le dire ; mais actuellement elle est comme tout-à-fait stupéfiée . J’aimerais bien mieux qu’elle eût conservé toutes ses facultés actives, au risque d’avoir été maltraité par ses dents et ses ongles, que de la voir plongée, comme elle est depuis mardi matin, dans une espèce d’insensibilité absolue. Cependant, comme elle paraît commencer un peu à revivre, et que, par intervalles, on entend sortir de sa bouche des exclamations et des noms injurieux, je tremble presque de me livrer à ses premiers transports. Ne m’aideras-tu pas à deviner ce qui peut avoir stupéfié une jeune personne si charmante, dans la fleur de l’ âge et du tempérament ? Un excès de douleur, un excès de crainte a fait quelquefois dresser les cheveux sur la tête ; et nous avons lu même, que ces grandes révolutions en ont changé la couleur. Mais qu’on puisse être absolument stupéfié jusqu’à l’insensibilité, c’est ce qui doit causer beaucoup d’étonnement. J’abandonne un sujet qui pourrait me rendre trop grave. J’allai hier à Hamstead, où je m’acquittai libéralement de toutes mes obligations. Je n’y ai pas reçu peu d’applaudissemens. Il a fallu publier que ma chère épouse était à présent aussi heureuse que moi-même : et ce n’était pas m’éloigner beaucoup de la vérité ; car je ne sais pas trop ce que c’est que mon bonheur, lorsque je m’accorde la liberté d’y faire un peu de réflexion. Madame Towsend, avec son cortége marin, n’avait point encore paru. J’ai dit ce qu’il fallait lui répondre lorsqu’elle se présentera. Fort bien. Mais, après tout, (combien d’ après tout me sont échappés l’un sur l’autre !) je pourrais être fort grave, si je me livrais à cette disposition. Le diable emporte le fou ! De quoi s’agit-il avec moi-même ? Je m’admire. Il faut que j’aille respirer, pendant quelques jours, un air un peu plus frais. Cependant, que ferai-je de cette chère fille, dans l’intervalle ? Que je sois damné, si je le sais ! M’éloigner d’un pas, c’est l’abandonner aux dangereuses créatures de cette maison, qui triomphent plus que moi de l’événement, et qui se glorifient déjà d’être sur la même ligne. Je ne penserai point à la quitter de deux jours.



M Lovelace, à M Belford.

j’ai eu, dans l’instant, un petit essai de ce que je dois attendre du ressentiment de cette chère personne, lorsqu’elle sera tout-à-fait rétablie. Il m’en reste encore de l’émotion. étant entré dans sa chambre après Dorcas, je l’ai trouvée dans l’assoupissement que je t’ai décrit, quoiqu’il ait commencé à diminuer par intervalles ; et je me suis efforcé, par les plus tendres discours, d’adoucir et de calmer son esprit. à peine croyais-je être entendu. Cependant, au milieu de mes flatteries, elle a levé au ciel, sans prononcer une parole, la permission épiscopale que j’avais eu soin de lui laisser, comme les malheureux catalans levèrent leur traité anglais, dans les plus pressantes extrêmités du siège ; pour demander apparemment vengeance au ciel, ou pour arrêter de nouvelles hardiesses dont elle me soupçonnoit. Heureusement le dieu du sommeil , par pitié pour le tremblant Lovelace, a secoué ses pavots sur les yeux à demi noyés de la belle,