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Ne me dis pas que, dans cette maison, la vertu est son guide. C’est l’orgueil qui la gouverne ; et je te garantis qu’il surpasse le mien. De l’amour, il est clair qu’elle n’en a pas, et qu’elle n’en a jamais eu, du moins dans un degré supérieur. Jamais l’amour n’a reconnu l’empire de la prudence ou du raisonnement. Elle ne peut souffrir, vois-tu, qu’on la prenne pour une femme. Or, si, dans la dernière épreuve, je trouve en effet qu’elle n’en soit pas une, cessera-t-elle d’être ce qu’elle est réellement ? Qui la blâmera d’avoir souffert un mal dont elle n’aura pu se défendre ? Un général d’armée qui, dans une rencontre inégale, aurait été dépouillé par un voleur de grand chemin, en serait-il moins propre à commander ? à la vérité, si ce général, prétendant à la plus grande valeur, et s’étant vanté de ne pas redouter les brigands, n’avait fait dans cette occasion qu’une résistance foible ; ou s’il avait donné sa bourse, tandis qu’il était maître de son épée, le voleur qui l’aurait dépouillé passerait, avec raison, pour le plus brave. Ces dernières conférences avec la belle m’ont fourni, en faveur de mon dessein, un argument que je n’avais pas encore employé. Ah Belford ! Qu’il est difficile de vaincre une passion dominante, lorsqu’on a le pouvoir de la satisfaire : commence par l’aveu de cette vérité : fais-y bien réflexion ; et tu seras alors en état, je ne dis pas d’excuser, mais de t’expliquer à toi-même ce que c’est qu’un crime projeté, qui a l’habitude pour lui, dans un cœur impatient, orgueilleux, ennemi de la contradiction. Voici mon nouvel argument. Suppose qu’elle succombe dans l’épreuve ; que je sorte vainqueur ; qu’elle refuse ensuite de me laisser jouir de mes droits, ou même de se marier (ce qui n’a pas une ombre de vraisemblance), et qu’elle dédaigne l’établissement que je ferais gloire de lui assurer, jusqu’à la moitié de mon bien : dans cette supposition même, elle ne peut jamais être absolument malheureuse. N’est-elle pas sûre d’une fortune indépendante ? Et la qualité de curateur n’obligera-t-elle pas le colonel Morden de l’en mettre en possession ? Ne m’a-t-elle pas expliqué, dans notre première conférence, un plan de vie qu’elle a toujours préféré à l’état du mariage ? " c’est de prendre sa bonne Northon pour guide, et de vivre dans sa terre, suivant l’intention de son grand-père ". Considère encore que, suivant ses propres idées, quand elle prendrait le parti de m’épouser, elle ne rétablirait jamais plus d’une moitié de sa réputation, tant elle croit en avoir perdu en prenant la fuite avec moi. Ne passera-t-elle pas le reste de sa vie à regretter, à pleurer l’autre moitié ? Et s’il faut que ses jours se passent tristement dans le regret de cette moitié , ne vaut-il pas autant qu’elle ait à pleurer, à regretter le tout ? Ajoute que, dans la supposition qu’elle résiste à l’épreuve, son propre systême de pénitence ne sera pas aussi parfait de la moitié, que si sa vertu succombe. Plaisante pénitence, que celle d’une personne qui n’a rien à se reprocher ! Elle se vante, (tu le sais, elle m’en a fait un sujet de reproche), elle se vante de n’avoir pas fui volontairement avec moi, et d’avoir été trompée par mes inventions. Et ne me fais pas un fantôme de la violation de mes sermens. Tu vois qu’elle m’ ôte le pouvoir de les remplir. Je puis dire, en ma faveur, que, si elle l’avait voulu, j’en aurais exécuté le plus solemnel au moment que je l’ai proposé. Quel est le prince qui se croit obligé à l’observation des traités les plus saints, lorsque son intérêt ou son inclination change avec les circonstances ? Le résultat