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lui a fait quitter aussi-tôt ce sujet, pour retomber sur l’éloge de son ami. Réellement, ma chère, il faut avouer que M Lovelace a, dans l’air, une dignité naturelle, qui rend en lui la hauteur et l’insolence non-seulement inutiles, mais absolument inexcusables. Et puis cette douceur trompeuse qu’il a dans le sourire, dans le langage et dans toute sa contenance, du moins lorsqu’il cherche à plaire, ne marque-t-elle pas qu’il est né avec des inclinations innocentes ; et qu’il n’est pas naturellement cette cruelle, cette violente, cette impétueuse créature, dans laquelle il se peut que la mauvaise compagnie l’ait changé ? Car il a d’ailleurs une physionomie ouverte, et je puis dire honnête. Ne le pensez-vous pas aussi, ma chère ? C’est sur toutes ses spécieuses apparences que je fonde l’espoir de sa réformation. Mais il est surprenant pour moi, j’en conviens, qu’avec tant de qualités nobles, avec une si grande connaissance des hommes et des livres, avec un esprit si cultivé, il puisse trouver tant de satisfaction dans la compagnie dont je vous ai fait la peinture, et dans une conversation d’une impertinence révoltante, indigne de ses talens et de tous ses avantages naturels et acquis. Je n’en puis imaginer qu’une raison ; et malheureusement elle ne marque point une grande ame : c’est sa vanité, qui lui fait attacher un ridicule honneur à se voir le chef des compagnons qu’il s’est choisis. Comment peut-on aimer les louanges, et se contenter de celles qui viennent d’une source si méprisable ? M Belford s’est avisé de lui faire un compliment qui m’a fait hâter mon départ de cette choquante assemblée. " heureux mortel ! " lui a-t-il dit à l’occasion de quelques flatteries de Madame Sinclair, qui étoient approuvées par Miss Partington, " vous êtes si bien partagé du côté de l’esprit et du courage, qu’il n’y a point de femme, ni d’homme, qui puissent tenir devant vous ". En parlant, M Belford avait les yeux sur moi. Oui, ma chère, il me regardait avec un sourire ; et ses regards se sont tournés ensuite vers son ami. Ceux de toute l’assemblée, hommes et femmes, sont tombés aussi-tôt sur votre Clarisse. Du moins le reproche de mon cœur me l’a fait penser ; car à peine me suis-je senti la hardiesse de lever les yeux. Ah ! Ma chère, si les femmes auxquelles on croit de l’amour pour un homme, (et c’est le cas où je suis, car à quelle autre cause attribuer une fuite qu’on suppose volontaire ?) étoient capables de réfléchir un moment sur l’orgueil qu’elles lui causent et sur l’humiliation dont elles se couvrent ; sur la fausse pitié, le mépris tacite, les insolens sourires, et les malignes explications auxquelles elles s’exposent de la part d’un monde de censeurs de l’un et de l’autre sexe ; quel mépris n’auraient-elles pas pour elles-mêmes ? Et combien la mort, avec toutes ses horreurs, leur paraîtrait-elle préférable à cet excès d’abaissement ? Vous devez voir à présent pourquoi je ne puis m’étendre davantage sur toutes les circonstances de cette conversation.