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ce terrible récit, je me suis crue prête à tomber sans connaissance. Mais la rage soutenant mes forces, j’ai conjuré Miss Loyd d’exiger le secret de nos deux amies. Je lui ai dit que je ne voudrais pas, pour l’empire du monde, que ma mère, ni personne de votre famille en eût la moindre connaissance ; et sur le champ, j’ai chargé un homme de confiance, de prendre des informations sur la personne et le caractère du capitaine Tomlinson. L’idée m’en était déjà venue ; mais cette curiosité me paroissant inutile, parce que vous commenciez à vous louer de vos espérances, et ne soupçonnant rien moins que l’infamie de votre demeure, j’avais suspendu mes résolutions. Ce qui est à présent certain pour moi, c’est que, dans l’espace de dix milles à la ronde, il n’y a personne autour du château de votre oncle qui soit connu sous le nom de Tomlinson. Faites fond là-dessus. On a trouvé un Tomkins

à quatre milles du château ; mais c’est un pauvre laboureur, et de l’autre côté, un Thompson, à cinq ou six milles, qui n’est qu’un maître d’école, pauvre et d’environ soixante-dix ans. Un homme de huit cent livres sterling de rente ne peut se transplanter d’un comté dans un autre, sans être connu de quelqu’un, et ces changemens sont toujours une nouvelle publique. On pourrait faire sonder de loin la femme de charge de votre oncle, avec laquelle on assure qu’il vit assez familièrement. Ces vieux garçons n’ont ordinairement rien de réservé pour l’objet de leurs affections. Mais, en supposant qu’il fasse un secret du traité à Madame Hodges , il est impossible qu’elle n’ait pas vu quelquefois, au château, un homme qui se donne pour un de ses meilleurs amis, ou qu’elle n’ait pas du moins entendu parler de lui, quelque peu de séjour qu’il ait fait dans le canton. Cependant cette histoire paraît si plausible ! Tomlinson, suivant le portrait que vous en faites, est un si bon, un si galant homme ! Le fruit qu’ils auraient à tirer de leur imposture si peu nécessaire, supposé que Lovelace eût des vues infames, et dans la maison où vous êtes ! La conduite que votre monstre a tenue avec lui, si brusque et si impérieuse ; sa réponse, si ferme et si mesurée ! D’ailleurs, ce qu’il vous a communiqué de la négociation d’Hickman et de Madame Norton, avec plusieurs circonstances que le misérable Joseph Léman n’a pu révéler ; ses instances au nom de votre oncle, pour savoir le jour de votre mariage, qui ne peuvent recevoir aucun mauvais sens ; la proposition qu’il vous fait de la part de votre oncle, dans la vue de persuader au public que vous êtes mariés depuis le premier jour que vous avez habité la même maison ; la précaution d’exiger que la cérémonie ait pour témoin une personne de confiance, une personne nommée par votre oncle : toutes ces considérations ensemble me portent quelquefois à chercher des explications supportables ; quoique si confondue par un grand nombre d’apparences, que j’en reviens toujours à détester le double monstre dont les inventions et les ruses nous donnent tant d’exercice, sans aucun moyen de pénétrer absolument le fond du mystère. La conjecture à laquelle je m’attache le plus, c’est que Tomlinson, tout spécieux que sont les dehors, n’est qu’une machine de Lovelace, employée dans quelque vue qui n’a point encore éclaté. Il est sûr, du moins, que non-seulement Tomlinson, mais aussi Mennel, qui vous a vue plusieurs fois dans le lieu où vous êtes, ne peuvent ignorer que c’est une maison où l’honneur n’est pas connu. Ainsi, que pouvez-vous penser