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mon histoire et de celle de ma belle, après dix ans d’un commerce libre ? Le voici sans doute, et je te laisse à juger si tu l’aurais fait mieux. " Robert Lovelace, connu pour un mangeur de femmes , adresse honorablement ses soins à Miss Clarisse Harlove, jeune personne du mérite le plus distingué. Fortune sans reproche des deux côtés. Après avoir vu ses intentions approuvées, il est insulté par le frère de sa belle, qui se croit obligé, par son propre intérêt, de rompre cette alliance, et qui, le forçant à la fin de tirer l’épée, reçoit la vie de ses généreuses mains. Les parens, aussi irrités que s’il avait pris à cet indigne frère la vie qu’il lui a donnée, l’outragent personnellement, et trouvent un odieux amant pour leur fille. Pour éviter un mariage forcé, cette jeune personne se jette sous la protection de M Lovelace. Cependant elle désavoue tout sentiment d’amour pour lui ; et s’adressant à ses parens sans sa participation, elle leur offre de renoncer à lui pour jamais, s’ils veulent la recevoir à cette condition, et la délivrer de l’amant qu’elle déteste. M Lovelace, homme emporté dans ses passions, et d’une fierté extraordinaire, croit lui avoir fort peu d’obligation ; mais ne laissant pas de l’aimer jusqu’à l’idolâtrie, ayant de si fortes raisons de haïr ses parens, et ne se sentant pas un penchant extrême pour le mariage, il s’efforce de l’engager dans un commerce libre ; et par son adresse et ses inventions, il obtient ce qu’il désire. Il est déterminé à ne jamais épouser d’autre femme. Il se fait honneur de lui faire porter son nom. La différence n’est que dans la cérémonie. Il la traite avec la tendresse qu’elle mérite. Personne ne révoque leur mariage en doute, à l’exception des fiers parens de sa belle, auxquels il se fait une joie de causer ce tourment. Chaque année lui apporte un fruit de son amour. Le bien ne lui manque point pour soutenir avec splendeur l’accroissement de sa famille. Il se pique d’être un père tendre, un ami zélé, un maître généreux, et de payer fidèlement ses dettes. Quelquefois, peut-être, il se permet de voir un nouvel objet, pour ranimer ses plaisirs lorsqu’il retourne à sa charmante Clarisse. Son seul défaut est l’amour du beau sexe ; et les femmes assurent qu’il se guérira de lui-même : si délicat d’ailleurs, que, dans son libertinage, il a toujours respecté la femme d’autrui… " sur le pied où le monde est aujourd’hui, que trouves-tu de si criant dans cette peinture ? Conviens que, si je ne t’avais fait entrer dans le progrès de ma grande entreprise, mille et mille histoires te paraîtraient pires que la mienne. D’ailleurs tu sais que tout ce que j’ai dit à Joseph Léman, de la manière dont j’en use avec mes maîtresses, approche beaucoup de la vérité. Si j’étais aussi ardent à me défendre que tu l’es à m’accuser, je pourrais te convaincre par d’autres argumens, par des observations, par des comparaisons sans nombre, que si l’ingénuité de mon caractère me porte à m’accuser librement dans mes récits, du moins à toi qui connaît tous les secrets de mon cœur, je ne laisse pas, chemin faisant, d’avoir quelque chose à dire pour ma défense ; quoique mes raisons peut-être ne fussent pas d’un grand poids pour tout autre qu’un libertin. Mais enfin je pourrais dire à ceux qui s’arrêteraient pour me jeter la première pierre : " voyez si vos passions dominantes n’exercent pas sur vous le même