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justifié par l’infidélité (je n’apporte que ce seul exemple) qui lui fit rompre une entrevue promise ? ô Belford ! Quelle nuit je passai dans le taillis voisin du parc de son père, mon linge et mes cheveux humides de l’épaisseur du brouillard ! Tous mes membres engourdis. Mes doigts à peine capables de tenir ma plume. Obligé de me les frotter rudement, et de me battre les flancs des deux mains pour les échauffer. Un genou plié dans la fange, écrivant sur l’autre, si mes caractères tremblans pouvaient porter le nom d’écriture. Mes pieds si glacés pendant cet office, qu’en voulant me lever il me semblait qu’ils eussent pris racine, ou qu’il ne pussent plus servir à me supporter. L’amour et la rage tenaient mon cœur en mouvement ; sans quoi j’aurais souffert, j’aurais dû souffrir beaucoup davantage. à mon retour, je te communiquai ce que j’avais écrit, et je te fis voir ensuite la réponse de mon tyran. Tu aimais alors ; tu eus pitié de ton ami. L’amour outragé approuva lui-même le serment de ma vengeance ; quoiqu’à présent au jour de mon pouvoir, oubliant la nuit de mes souffrances, il prenne parti pour elle par ta bouche. Que dis-je ? N’est-ce pas lui qui m’amena mon adorable Némésis ? Ne se réunirent-ils pas tous deux pour me faire prononcer ce vœu sacré, " que je renonçais au repos jusqu’au jour où je ferais consentir cette divinité des Harloves à se livrer à mes embrassemens, en dépit de toute sa fière famille ? " tu ne peux avoir oublié mon serment. Je t’ai actuellement devant les yeux, avec la triste contenance que tu pris alors : tes gros traits enflammés de compassion pour moi, tes lèvres repliées, ton front sillonné de rides, chaque muscle contribuant de tout son pouvoir à te donner un air de douleur, et ta langue incapable de prononcer un autre mot qu’ amen , pour le succès de mon vœu. Quelle marque distinguée d’amour ou de confiance, quelle faveur ai-je reçue qui puisse me la faire rétracter ? Il est vrai que je ne l’ai pas renouvelé depuis, et que j’étais disposé à l’oublier. Mais la répétition des mêmes offenses fait revivre le souvenir de la première ; et si l’on y joint les virulentes lettres de Miss Howe, que je me suis procurées si nouvellement, que peux-tu dire en faveur d’une rebelle, qui s’accorde avec la fidélité que tu dois à ton ami ? Laisse à chacun son génie et son caractère. On a nommé Annibal le père des ruses militaires. Si tu supposes qu’Annibal eût tourné ses inventions contre l’autre sexe, et que les miennes eussent pour objet des êtres de mon espèce, que je regardasse comme mes ennemis parce qu’ils seraient nés et qu’ils vivraient dans un climat différent ; Annibal aurait fait moins de mal, Lovelace davantage : telle aurait été toute la différence. Il n’y a pas un souverain sur la terre, s’il n’est pas homme de bien, s’il est d’humeur guerrière, qui ne doivent faire mille fois plus de mal que moi. Pourquoi ? Parce qu’il a le pouvoir d’en faire davantage. Un honnête homme, diras-tu peut-être, ne souhaitera jamais de pouvoir faire du mal. Il ne le doit pas, lui répondrai-je fort bien : mais s’il a ce pouvoir, mille à parier contre un qu’il en abusera. En quoi donc suis-je d’une méchanceté si singuliére ? Dans mes inventions, diras-tu (car tu es mon écho), si ce n’est pas dans la fin que je me propose. Mais songes-tu combien il est difficile à tous les hommes de combattre une passion dominante ? J’ai trois passions qui me dominent tour