Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/196

Cette page n’a pas encore été corrigée

avantage obtenu t’en ferait tenter un autre. Je connais trop bien ton ancienne aversion pour le mariage : et ne m’as-tu pas avoué l’espérance que tu avais de lui inspirer le goût d’un commerce libre, dans la lettre même où tu me donnais l’épreuve comme ta principale vue ? Mais tes remords mêmes, tes remords forcés, ne te convainquent-ils pas que cette espérance est une présomptueuse chimère, qui ne se réalisera jamais ? Pourquoi donc, lorsque tu l’aimes assez pour vouloir l’épouser plutôt que de la perdre, pourquoi t’exposer à n’obtenir d’elle qu’une haine éternelle ? Mais si tu médites effectivement la dernière épreuve, c’est-à-dire une épreuve personnelle, et que ta sincère résolution soit de proportionner la récompense à sa conduite, je te demande en grâce de la tirer du moins de cette infame maison. Ce sera rendre le combat égal entr’elle et ta conscience. La pauvre abusée se repose maintenant, avec tant de confiance, sur les fausses idées dont tu l’as remplie, que tu ne dois plus craindre qu’elle pense à fuir, ou qu’elle ait recours à ce systême de Miss Howe, qui t’a fait employer ce que tu appelles tes coups de maître. Enfin, quelque résolution que tu prennes, et si je n’ai plus le temps de t’écrire avant que tu aies jeté le masque, garde-toi, si tu veux éviter la malédiction du genre humain, et tôt ou tard celle de ton propre cœur, garde-toi, Lovelace, de laisser un instant le moindre pouvoir sur elle, à cette détestable femme, qui a, s’il est possible, plus de dureté que toi-même, avec moins de remords, et qui a vieilli dans la pratique de ruiner l’innocence. Ah, cruel ami ! Combien cette mégère pourrait-elle raconter d’horribles histoires de son sexe ? Et voudrais-tu que celle de ta Clarisse grossît cette liste ? Mais c’est une prière que j’aurais pu m’épargner. Tout abandonné que tu es, il y a des excès dont je ne te crois pas capable. Tu ne trouverais pas de satisfaction dans un triomphe qui blesserait ton orgueil, et qui déshonorerait l’humanité. Si tu t’imaginais que le triste spectacle que j’ai sans cesse devant les yeux m’a rendu plus sérieux que je ne le suis ordinairement, peut-être ne te tromperais-tu pas. Mais la seule conclusion qu’on en puisse tirer, quand je recommencerais à mener mon ancienne vie, c’est qu’aussi-tôt que la froide saison des réflexions sera venue, soit qu’elle arrive à l’occasion de nos propres désastres ou de ceux d’autrui, nous ne manquerons pas, si nous sommes capables de penser, ou si nous en avons le tems, de penser tous de même. Quelque emportement que nous ayons pour le plaisir, aucun de nous n’est assez fou pour attribuer son existence au hasard, ou pour croire que nous ne soyons au monde que pour y faire tout le mal dont nous sommes capables. Je n’ai pas honte d’avouer que dans les prières que mon oncle mourant me prie quelquefois de réciter près de lui, pendant l’absence d’un honnête ministre qui lui rend ordinairement ce service, je n’oublie pas de mettre un mot ou deux pour moi-même. Si tu en ris, Lovelace, ta raillerie sera plus conforme à tes actions qu’à ta croyance. Le diable croit et tremble. Vois si tu es plus abandonné que lui. J’ajouterai qu’à la vue du pauvre moribond, je souhaiterais souvent que tu fusses témoin du même spectacle, une demi-heure seulement chaque jour. Ma foi ! Ses inquiétudes pour l’avenir sont une singulière leçon. Cependant, s’il faut s’en rapporter à son propre témoignage, pendant soixante-sept ans qu’il a vécu, il n’a pas à se reprocher la