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trois sujets, et que j’eus observé cet œil perçant qui pénétrait jusques dans les recoins de nos extravagans cerveaux ; sur ma foi ! Elle me fit regarder autour de ma chaise ; et commençant à me recueillir en moi-même, j’eus honte de tout ce qui était sorti de ma bouche. En un mot, je pris le parti de me taire, jusqu’à ce que tout le monde eût jeté son premier feu, pour me donner le temps de prendre une contenance moins folle. Ensuite, je fis naître divers sujets qui pouvaient mériter son attention, et qui excitèrent en effet toute la force naturelle, et tout l’agrément de son esprit, jusqu’à nous causer à tous de la surprise et de la confusion. Toi-même, Lovelace, qui est si connu par la finesse et la vivacité de tes reparties, et par un fonds de ce badinage qui fait les délices de tous ceux qui vivent avec toi, je vis tes talens obscurcis par l’éclat des siens ; et tu ne fus capable, comme nous, que d’applaudissement et d’admiration. Ah, Lovelace ! Quel fut alors à mes yeux le triomphe de la modestie, de l’esprit solide et de la véritable politesse, sur d’impertinentes bouffonneries et sur d’obscènes équivoques, dont le sens cause tant de honte à ceux même qui les emploient, qu’ils n’osent le dévoiler qu’à demi ! Je ne daigne pas étendre cette réflexion jusqu’aux deux femmes de l’assemblée, qui, loin de pouvoir prétendre à l’honneur que tu leur as procuré de vivre familièrement avec Miss Clarisse Harlove, ne sont pas dignes de ses regards, ni de lui rendre les plus vils offices. Charmante fille ! Si le hasard, pensais-je alors comme aujourd’hui, lui faisait seulement apprendre quel est le lieu qu’elle habite, et quelles sont les vues qu’on a sur elle, combien la mort ne lui paraîtrait-elle pas préférable à cette horrible situation ? Et de quelle force ne serait pas son exemple, pour armer tout son sexe contre les protestations et les sermens du nôtre ? Mais permets que je te conjure encore une fois, mon cher Lovelace, si tu respectes un peu ton honneur, pour celui de ta famille, pour le repos de ta vie, ou pour l’opinion que j’ai de toi (quoique je ne prétende pas être tant remué par principes, que par l’éclat d’un mérite auquel tu devrais être encore plus sensible), de te laisser coucher… d’être… d’être humain ; voilà tout ; de ne pas faire honte à notre humanité commune. Tout endurci que tu es, je sais que ce sont tes infames hôtesses qui te soutiennent dans ta résolution. Ah ! Pourquoi la prudente Clarisse, avec tant d’innocente charité dans le cœur, a-t-elle été si ferme à tenir ces trois femmes dans l’éloignement ? Que n’a-t-elle consenti plus souvent à manger avec elles ? Malgré toute leur adresse à déguiser les apparences, elle n’aurait pas eu besoin de huit jours pour les pénétrer. Elle aurait abandonné leur maison comme un lieu infecté. Mais, avec un homme aussi déterminé que toi, cette découverte aurait peut-être hâté sa ruine. Je sais que tu es délicat dans tes amours. Mais n’y a-t-il pas des milliers de femmes qui, sans être tout-à-fait abandonnées, se laisseraient prendre par tes qualités extérieures ? Fais-toi, si tu veux, un jeu des principes, avec celles qui n’en ont pas une idée plus sérieuse. Si ton unique but était l’épreuve, comme tu t’en est fait d’abord un prétexte, n’as-tu pas assez éprouvé ce modèle de vertu et de vigilance ? Mais je te connais trop bien, pour t’avoir cru capable de t’arrêter à ce point ? Les hommes de notre classe, lorsqu’ils entreprennent de séduire une femme, ne renoncent à leurs vues, que par impuissance. Je savais qu’un