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rendre quelque jour ton repentir aussi aisé, que tu souhaiteras alors de l’avoir fait. Si tu n’abandonnes pas ton détestable dessein, il ne faut pas douter que, de manière ou d’autre, cette affaire n’ait une fin tragique. Une femme si extraordinaire doit intéresser dans sa cause les dieux et les hommes. Mais ce que j’appréhende le plus, c’est que son ressentiment, après l’outrage, ne la porte, comme une autre Lucrece, à rendre un témoignage sanglant de la pureté de son cœur ; ou que, si la piété la sauve de cette violence, la force de sa douleur n’abrège bientôt sa vie. Dans l’un et l’autre cas, le souvenir d’un crime perpétuel, et d’un triomphe passager, ne sera-t-il pas pour toi la plus cruelle de toutes les tortures ? C’est un malheur extrême, après tout, qu’une personne de ce mérite soit tombée entre des mains aussi méchantes et aussi impitoyables que les tiennes : car, depuis le berceau, comme je te l’ai entendu confesser plus d’une fois, tu t’es toujours fait un plaisir cruel de tourmenter jusqu’aux animaux que tu as aimés, et sur lesquels tu as eu quelque pouvoir. Que le cas de cette incomparable femme ressemble peu à celui de tant d’autres que tu as séduites ! Est-il besoin que j’insiste sur une prodigieuse différence ? Justice, gratitude, intérêt, sermens, qui s’accordent à t’engager ; ton amour même, autant que tu es capable d’amour, qui te l’a fait mettre au-dessus de tout son sexe ; un combat inégal entre le crime armé et l’innocence nue ; ses talens supérieurs aux tiens, comme tu l’avoues, dans tout ce qui n’est pas ruse, duplicité, noirceur infernale ; et son sort, mille fois plus déplorable que celui d’aucune autre de tes malheureuses victimes, si tu ne cèdes pas enfin à tes remords ! Il est vrai que, lorsque tu m’as procuré l’occasion de la voir, et jusqu’au moment où mes observations m’ont fait pénétrer plus loin que les apparences, je ne l’avais pas crue partagée d’un jugement fort au-dessus du commun. Tu m’avais préparé, néanmoins, à lui trouver beaucoup de sens et de lecture ; mais, au premier coup d’œil, je me crus obligé de faire grâce de quelque chose à sa jeunesse, aux charmes de sa personne, et à l’air galant de sa parure, qui devaient avoir dérobé une partie de son temps aux occupations sérieuses. Le choix qu’elle a fait d’un homme tel que notre ami, et par des voies si dangereuses, me disais-je encore à moi-même, confirme assez que son esprit manque d’une certaine maturité, qui ne peut venir que des années et de l’expérience. J’en concluais que toutes ses connaissances devaient se réduire à la théorie ; et que, la vivacité de son âge étant toujours accompagnée de beaucoup de complaisance, une jeune personne si peu expérimentée ne manquerait pas de se prêter, du moins sans dégoût, aux discours libres qui pouvaient nous échapper malgré tes sages instructions. Dans cette supposition, je me donnai carrière ; et ne reconnaissant de supérieur que toi parmi les convives, le désir de passer à ses yeux pour un galant du premier ordre, me fit hasarder quantité de folies, par lesquelles je crus briller beaucoup. Si mes ridicules plaisanteries réjouirent ta Sinclair et la Partington, sans faire sourire Miss Harlove, je me figurai d’abord que cette réserve venait de sa jeunesse, ou de quelque affectation, ou d’un mêlange de l’une et de l’autre, et peut-être d’un certain empire sur les traits de son visage. J’étais fort éloigné de m’imaginer que je n’excitais alors que son mépris. Mais lorsqu’elle eut commencé à parler, ce qu’elle ne fit qu’après nous avoir approfondi tous ; lorsque j’eus entendu son sentiment sur deux ou