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sa situation. Il ne me fut pas difficile de me lier avec l’une et l’autre, après avoir trouvé l’occasion de me faire présenter à la vieille. Mon premier soin fut de tourner toutes mes attentions vers cette prude, et de lui faire penser qu’elle avait pu m’inspirer quelques sentimens tendres. En même tems, je prenais avantage de la situation de la jeune marquise, entre la jalousie de son mari et l’arrogance de sa belle-sœur, pour la piquer contre ces deux ennemis de sa liberté. Je me flattai d’y faire entrer un peu d’égard pour ma personne. Les dames françoises n’ont pas d’aversion pour la galanterie. La vieille sœur ne laissa pas de former quelques soupçons. Mais j’étais déjà si bien dans l’esprit de la jeune, qu’elle ne se trouva pas disposée à voir congédier le seul homme qu’on lui eût permis de voir. Elle m’apprit les soupçons de sa sœur. Je lui conseillai de l’engager à se cacher dans un cabinet pendant ma première visite, sous prétexte de lui faire entendre comment je m’expliquerais dans son absence. Elle prit la clé du cabinet dans sa poche ; parce qu’il n’était pas à propos que la vieille pût être surprise, soit par ma curiosité ou par celle d’un autre. J’arrivai. Je m’assis près de l’aimable marquise ; je marquai de l’étonnement de ne pas voir sa sœur, du chagrin, de l’impatience ; et prenant une si belle occasion d’exprimer des sentimens fort vifs pour cette chère absente, je lui donnai le plaisir de croire que je parlais d’elle avec une passion extrême, tandis que mes regards levaient l’équivoque pour la marquise. Quel fut le dénouement ? Je pris cette charmante françoise par la main, en feignant de vouloir chercher sa sœur dans l’appartement voisin. Je la traînai à demi, sans qu’elle osât crier pour se plaindre ; et la vieille, enfermée sous une clé sûre, demeura dans le ravissement de tout ce qu’elle venait d’entendre. Jamais une jolie femme ne s’est trouvée inutilement tête à tête avec moi ; à l’exception néanmoins de ma chère Clarisse. Mon ingénuité me fit obtenir grâce. La marquise trouva cette double tromperie d’autant plus plaisante, que non-seulement sa geoliere ne pouvait se plaindre d’être elle-même en prison, mais qu’en redevenant libre après mon départ, elle se crut presqu’aussi heureuse que nous l’avions été sa sœur et moi… les anglais, Belford, ne l’emportent pas souvent sur les français par l’esprit. Notre commerce se soutint par d’autres ruses qui ne te paraîtraient pas moins ingénieuses. La glace une fois rompue, ma belle marquise ne fit pas difficulté d’y contribuer ; car tu sais mon axiome, une fois subjuguée, c’est pour toujours . Mais un incident plus tendre servit à révéler le secret ; à le révéler avant que notre disgrâce commune pût être voilée par le retour du marquis. La sœur, avec plus d’un sujet de ressentiment, devint une furie impitoyable. Le mari, moins propre à la qualité de mari qu’aucun homme de sa nation, et devenu plus délicat peut-être par son commerce avec les espagnols, promit de loin une éclatante vengeance. Que restait-il à la belle que de se jeter sous ma protection ? Elle ne s’en crut pas plus malheureuse, jusqu’au jour des grandes douleurs, que la mort et le repentir arrivèrent à la même heure. Pardonne une larme, cher ami : elle méritait un meilleur sort. De quoi cet inexorable mari n’aura-t-il pas à répondre ? La sœur fut punie par