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louanges : plus jaloux, je m’imagine, de les obtenir que de les mériter. Cependant il mérite assez les louanges de cette espèce. Vous savez qu’il a l’air aisé, et la voix agréable. Ce compliment lui a dilaté le cœur ; il s’est mis à chanter les vers suivans, qui sont, nous a-t-il dit, de Congreve : " la jeunesse apporte mille plaisirs,… etc. " les nièces, auxquelles il en a fait l’application, l’ont payé de sa politesse en le pressant de recommencer ; et sa complaisance les a fixés dans ma mémoire. On a parlé de repas et d’alimens. La veuve m’a offert très-civilement de se conformer à toutes mes volontés. Je lui ai dit que j’étais facile à contenter ; que mon inclination me portait souvent à dîner seule, et d’un morceau qu’on m’enverrait de chaque plat. Mais il est inutile de vous entretenir de ces bagatelles. Elles m’auront trouvée fort singulière. Comme je ne les ai pas assez goûtées pour changer de résolution en leur faveur, l’idée qu’elles ont pu prendre de moi m’a causé peu d’inquiétude ; d’autant moins que M Lovelace m’avait mise de fort mauvaise humeur contre lui. Cependant elles m’ont exhortée à me tenir en garde contre la mélancolie. Je leur ai répondu que je serais fort à plaindre, si je ne pouvais vivre avec moi-même. M Lovelace a dit qu’il fallait leur apprendre mon histoire, et qu’elles sauraient alors comment elles pouvaient entrer dans mes vues. Et s’adressant à moi : cependant, ma chère, au nom de l’amour que vous avez pour moi, m’a-t-il dit avec son air de confiance, donnez le moins d’accès qu’il vous sera possible à la mélancolie. Il n’y a que votre douceur naturelle, et vos hautes idées d’un respect assez mal placé, qui puissent vous jeter dans le trouble où vous êtes. Ne vous fâchez pas, mon cher amour, a-t-il ajouté, en remarquant sans doute que ce langage me déplaisait ; et saisissant ma main, il me l’a baisée. Je l’ai laissé avec les dames, et je me suis retirée dans mon cabinet pour vous écrire. On m’interrompt à ce moment de sa part. Il va monter à cheval : il me demande la permission de prendre mes ordres. Je quitte ma plume, pour descendre dans la salle à manger. Je l’ai trouvé assez bien dans son habit de campagne. Il a voulu savoir quel jugement je portais des femmes de la maison. Je lui ai dit que je n’avais pas de reproche considérable à leur faire ; mais que ma situation ne devant pas me donner d’empressement pour les nouvelles connaissances, j’en aurais peu pour leur société ; et que je le priais particulièrement de me seconder, dans le désir que j’avais de déjeûner et de souper seule. Il m’a répondu que, si c’était ma résolution, je ne devais pas douter qu’elle ne fût exécutée ; que mes hôtesses n’étoient pas des personnes assez importantes pour mériter de grands égards dans les points où ma satisfaction serait intéressée ; et que, pour peu que je prisse de dégoût pour elles en les connaissant mieux, il espérait que je ne balancerais pas à choisir un autre logement. Il m’a témoigné, par des expressions fort vives, le regret qu’il avait de me quitter. Ce n’était que pour se soumettre à mes ordres. Il lui aurait été même impossible de s’y résoudre, pendant que le complot de