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Au nom de dieu, madame… et pour la troisième fois j’ai voulu prendre sa main, qui a repoussé la mienne. Au nom de dieu, monsieur, cessez vous-même de me tourmenter. Dorcas s’est retirée. J’ai poussé ma chaise plus près de la sienne. J’ai pris sa main, avec la plus respectueuse tendresse ; et je lui ai dit que, dans la cruelle distance où elle me tenait, il m’était impossible de ne pas lui exprimer, avec une mortelle inquiétude, la crainte où j’étais que, s’il y avait quelque homme au monde qui lui fût plus indifférent, pour ne pas dire plus odieux qu’un autre, ce ne fût le malheureux qu’elle voyait devant elle. Elle m’a regardé un moment d’un œil fixe ; et sans retirer sa main, que j’avais dans les miennes, elle a tiré de l’autre son mouchoir de sa poche. Elle a tourné la tête du même côté, pour essuyer une larme ou deux, qui demandaient un passage ; mais elle ne m’a répondu que par un profond soupir. Je l’ai pressée de parler, de jeter les yeux sur moi, de me rendre heureux par un regard plus favorable. J’avais raison, m’a-t-elle dit, de me plaindre de son indifférence ! Elle ne connaissait rien de généreux dans mon caractère. Je n’étais pas un homme qu’on pût obliger, ni traiter avec la moindre faveur. Mon étrange conduite, depuis samedi au soir, l’en avait convaincue. Toutes les espérances qu’elle avait conçues de moi s’étoient évanouies. Elle ne voyait plus rien, dans mes manières, qui ne lui causât du dégoût. Ce langage m’a piqué jusqu’au vif. Je crois que les coupables se révoltent plus contre la vérité qui les montre à découvert, que les innocens contre la calomnie qui ose les travestir. J’ai prié ma charmante d’écouter avec patience l’explication que je devais à ce changement. J’ai fait un nouvel aveu de la fierté de mon cœur, qui ne pouvait soutenir dans une femme, à qui je me flattais d’appartenir un jour, ce défaut de préférence qu’elle m’avait toujours donné raison de lui reprocher. Le mariage, ai-je dit, était un état dans lequel on ne devait point entrer, de part et d’autre, avec une froide indifférence. Il n’y a qu’une insolente présomption, a-t-elle interrompu vivement, qui puisse faire attendre des marques d’estime à ceux qui ne font rien pour les mériter. Vous jugez mal de moi, M Lovelace, si vous croyez que de vils motifs puissent m’inspirer de l’amour pour ce qui n’en est pas digne. Miss Howe vous apprendra, monsieur, que je n’ai jamais aimé les fautes de mon amie, et que je n’ai jamais souhaité qu’elle aimât les miennes. C’est une règle, entr’elle et moi, de ne pas nous épargner. Pourquoi donc un homme qui n’offre que des fautes (car, dites-moi, monsieur, quelles sont vos vertus), se croirait-il en droit d’exiger mon estime ? Je ne mériterais pas même la sienne, si j’étais capable de cette aveugle bassesse. Il ne me devrait que du mépris. Il est vrai, madame, que vous avez soutenu parfaitement cette noble manière de penser. Vous n’êtes point en danger d’être méprisée, pour des marques de tendresse ou de faveur que vous ayez accordées à l’homme qui est devant vous. Il paraît que tous vos soins se sont tournés à faire naître ou à saisir les occasions de déclarer que, si vous avez eu quelques pensées en ma faveur, ce n’est rien moins que par votre propre choix. Mon ame entière, madame, dans toutes ses erreurs, dans tous ses